Comme dans un rêve

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26 août 1978

Je sortis de la chapelle du château dès que le photographe eut fini de mitrailler avec son appareil photo japonais les mariés et les enfants d'honneur dont je faisais partie. A quoi ressemblerais-je sur les clichés du mariage d'Arthur et d'Aline ? Sans doute à une crevette recouverte de crème fraîche. En effet, même si j'avais gardé le chapeau de paille de ma panoplie de demoiselle d'honneur vissé sur ma tête toute la journée, pour ne pas attraper d'insolation, le soleil brûlant du mois d'août avait rendu ma peau d'habitude très pâle toute rouge. Comme une écrevisse. Et pour la crème fraîche, je trouvais que ma robe écru était trop bouffante. Sa couleur avait eu en plus le fâcheux souci de me faire passer pour un cadavre ambulant au début de la cérémonie, mais une heure au soleil plus tard, le tissu ne faisait qu'accentuer davatage les rougeurs que j'avais aux bras et à la naissance des épaules.

Près du buffet dressé dans le parc à l'ombre du château, je rejoignis maman, assise sur une chaise en rotin, qui allaitait Adélaïde avant d'aller la coucher dans une des chambres des combles. Physiquement, elle n'avait pas changé. Peut-être que si je retrouvais des photos d'elle les premières années de son premier mariage, je constaterais que ses traits s'étaient tirés à cause des années, de ses grossesses, et de la douleur qu'elle avait dû ressentir à la disparition de mon père, que sa taille s'était épaissie, que certains de ses cheveux châtains avaient viré au gris, ou que des rides s'étaient creusées près du creux de ses yeux dorés. Mais j'avais eu l'impression pendant treize années qu'elle était restée la même. Pourtant, depuis les révélations d'avant-hier, j'avais beaucoup de mal à regarder maman comme je le faisais avant. Elle n'était plus seulement une mère de famille nombreuse souvent en jupe longue, un peu trop protectrice, institutrice affable, excellente couturière, mais médiocre cuisinière. Je devais maintenant la considérer comme une des Douées les plus puissantes de sa génération, avec son odorat sudévéloppé, mais aussi comme le futur chef d'un Ordre secret dont je ne connaissais que pas grand-chose.

Imaginer maman à la tête de milliers de gens aux capacités paranormales réunis sur un territoire aussi vaste que l'Europe occidentale me faisait toujours froncer les sourcils. La discussion dans le bureau de mon grand-père avant-hier avait encore l'allure d'un rêve dans mon esprit. Il y a une semaine, pourtant, je n'étais qu'une jeune desendante d'aristocrates catholiques français, scolarisée dans un pensionnat perdu dans les Alpes savoyardes, et pas trop mauvaise en cours. J'avais du mal à concevoir que depuis avant-hier j'étais moi aussi future détentrice d'un Don, et que je succéderai à maman dans plusieurs années. Je baignais dans une incrédulité teintée d'extase depuis quarante-huit heures, et je me demandais dans combien de temps je parviendrais à considérer le Don comme une chose tout à fait normale, comme le faisaient déjà mon grand-père, ma mère, tous mes cousins les plus âgés, bref, tous les "grands".

Jean, forcé par ses parents à enfiler un costume et un noeud papillon pour le mariage de son frère aîné se promenait autour des tables avec à son bras sa nouvelle belle-sœur, bien plus radieuse qu'il y a une semaine quand personne n'avait de nouvelles d'Arthur. Ils passèrent devant nous, et saluèrent maman. Aline se mit à scruter le ciel :

« C'est merveilleux, il n'y a vraiment pas la moindre trace d'un nuage ! s'exclama-t-elle ravie.

– Effectivement, remarqua maman. Et dire qu'un ciel couvert était prévu pour toute la journée dans le bulletin météo d'hier soir...»

Elle coula un regard interrogateur vers Jean, qui sourit et tapota affectueusement l'épaule d'Aline :

« Prenez ça comme mon cadeau de mariage...»

Je levai mes yeux vers les cieux d'un bleu immaculé. Il faisait beau, c'était indéniable, et la seule chose dont je pouvais me plaindre était ce soleil trop présent qui tapait trop fort sur mes bras nus. Jean et Aline retournèrent voir Arthur. Le nouveau marié faisait la conversation à sa tante Brigitte-Marie de Verseille. Il avait beau se tenir à dix mètres de moi, son visage crispé derrière ses lunettes à monture en écaille trahissait le malaise qu'il éprouvait.

De mes cendres je renais -- Tome IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant