Mauvais pressentiment

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1er août 1979

« J'arrive ! » s'écria Clotilde Brusseil en se précipitant vers le téléphone qui sonnait dans le salon.

Elle savait bien que son futur interlocuteur ne l'entendait pas. Si seulement cela pouvait être une personne qui s'était trompée de numéro, pour qu'elle puisse retourner à la préparation de la traditionnelle tourte aux lardons du mercredi soir.

« Allô ? Mme Pierre Brusseil à l'appareil, à qui ai-je l'honneur ?

– Clo, c'est moi Georges...Je te dérange ?

– J'allais bientôt faire dîner les petits. Est-ce urgent ?

– C'est assez important, effectivement. Je m'inquiète pour Arthur, tu sais.

– Cela ne se passe pas bien avec Aline ? Pourtant ils vont être parents bientôt...

– Ce n'est pas à propos d'Aline. C'est à propos de tu-sais-quoi qui ne nous rend pas franchement fiers.

– Oh. Dans ce cas, je pense que Pierre peut faire manger les petits. La tourte est dans le four ! »

Elle avait élevé la voix de manière à faire comprendre à son mari que c'était à lui qu'elle s'adressait. En tant qu'Auditif, celui-ci entendait toutes les conversations téléphoniques de l'étage, des deux côtés du fil. Le militaire s'arracha à la lecture du Figaro du jour et au confort du canapé du salon — Clotilde manqua de s'étrangler en voyant les rangers sales qu'il avait gardées aux pieds — pour emmener Matthieu et Jacques vers la cuisine où les Brusseil dînaient quand les filles n'étaient pas là. Adélaïde dormait déjà dans sa chambre dans le deuxième appartement.

« Georges, tu es toujours là ?

– Oui.

– Tu veux dire qu'Arthur sait, pour la véritable raison de la renonciation à ses droits ?

– Je pense qu'il a compris que les Maisonneuve n'étaient pas le véritable problème. Hier, il a pu rentrer à Paris, il m'a encore redemandé pourquoi j'avais renoncé à mes droits pour moi et pour ma descendance. C'était étrange. Enfin, il posait souvent cette question après son déclenchement, mais nous sommes partis du principe qu'il avait accepté sa situation et qu'il s'en contentait pas mal.

– Que lui as-tu répondu ?

– La même chose qu'habituellement. Anne-Claire et moi avions choisi de nous retirer de la vie de l'Ordre parce que nous ne voulions pas que nos enfants soient pris pour cible par des maisonneuvistes.

– Son Don ne lui permet de détecter le mensonge. Mais Aline ?

– Aline est restée chez eux. La grossesse la fatigue pas mal. Je ne sais pas quel est son point de vue.

– Arthur a-t-il émis des doutes quant à ta réponse ?

– Il m'a traité de lâche. »

Clotilde décela la petite brisure dans la voix de son frère. Georges, en prenant la décision de se retirer de la succession de l'Ordre, savait que les raisons qu'il avait invoquées risquaient de ternir sa réputation, et rares étaient les articles qui parlait du premier garçon de Gilles de Mont-Frémont sans faire allusion à sa couardise. Tout comme Clotilde avec sa douceur et son exemplarité malgré les tragédies qu'elle avait traversées, André et son détachement vis-à-vis de l'Ordre, ou Elisabeth avec son intraitabilité dans son travail à la DISA. Les enfants de Mont-Frémont de Jagelles avaient appris dès leur déclenchement à ne pas prêter foi aux portraits dressés dans les nombreux journaux Doués. S'ils connaissaient les qualificatifs peu flatteurs que certains journalistes leur adressaient, ils n'en tenaient pas rigueur. Ils pourraient difficilement les changer, et ils étaient bien conscients qu'ils ne pourraient jamais faire l'unanimité. Mais qu'Arthur, l'enfant chéri de Georges et Anne-Claire, vienne cracher à la figure de ses parents, cela valait les pires insultes de tous les journaux Doués du monde.

De mes cendres je renais -- Tome IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant