Chapitre 1 - Étrange Élise

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Un jour, il faudrait qu'on m'explique pourquoi certains s'amusaient à sauter des zavions. Une bonne fois pour toutes, on devrait employer des mots simples, des phrases courtes, avec une montagne de conviction dans le regard. J'avais besoin de ce genre de démonstration à la logique implacable, celles qui ne donnaient qu'envie d'approuver, sans oser réfléchir au contraire.

Se jeter dans le vide semblait habituel. Mais nuit après nuit, rêve après rêve, rien n'y faisait, et en ce beau matin, je me trouvais bête devant la tévé. La femme sur l'écran, cheveux balayés par les vents, souriait de toutes ses dents, harnachée à un homme emballé jusqu'au crâne. Ils volaient au milieu du ciel, cette machine grondante était leur dernier refuge. Bientôt, ils sauteraient. Bientôt, ils seraient seuls, abandonnés, avalés par les bourrasques, dévorés par les regrets.

La femme glissa hors de la machine, ventre vers le sol. Elle hurlait de rire, bras écartés par l'homme dans son dos.

Elle chutait. Figée sur sa dentition brillante à m'en brûler les yeux, je déconnectais un instant du salon dans lequel je me trouvais. Ce fut comme si je sentais le vent sur son visage. Je respirais ce souffle qui frappait, poussait, asphyxiait, glaçait de l'épiderme au fond du cœur.

Elle chutait. La vidéo ne montrait que le ciel bleu derrière sa tête, mais je percevais le néant qui s'étendait sous son corps. Je me sentais happée par la main invisible qui la tirait vers le sol, celle qui enserrait, tirait, compressait et fendait la tête, autant qu'elle perdait, dans un rien absolu.

— Élise ?

Mes doigts crispés s'étaient plantés dans le dossier du fauteuil. Ils eurent un spasme quand Jeanne, la tête appuyée à quelques centimètres de mes phalanges, tenta de dévisser son visage ridé vers le mien. L'image de son cou compressé me fit l'effet d'une doushe froide. Je redescendis sur Terre.

— ... Pourquoi ils font ça ?

— Les parachutistes ? chevrota-t-elle. C'est une bonne question. Jamais je n'aurais aimé, même à leur âge.

Ramenée sur l'écran, Jeanne attrapa la poignée-à-tévé d'une main molle. Un bouton pressé plus tard, la vidéo changea, pour montrer une créature à quatre pattes, le museau plongé dans l'herbe.

— Tu as l'air fatiguée, ma petite.

Malgré son cou tordu, ma grand-mère d'adoption ne m'avait pas regardée en face. Sinon, elle aurait employé un autre mot compliqué, comme « esténuée ». Il n'y avait pas de miroirs par ici, mais même dans le vernis des meubles, je discernais mes cernes noirs, plus profonds que les sillons des champs.

— ... Je dormira plus tard.

— « Dormirai », chérie. Dis un peu à Émile de t'aider, va.

— D'accord. Je le fera.

La grand-mère ne réagit pas. L'œil vide, elle sembla se remémorer mes paroles, chercher comment y répondre, mais la vidéo l'absorba sans qu'elle n'ait prononcé un mot. Planches pressées sous le bras, je lâchai un soupir caché par la tévé. J'étais amnésique, mais apparemment pas la seule à avoir perdu la tête dans cette maison.

Je sortis du salon un bâillement dans la main. Avec deux mètres de bois au creux du coude, des yeux collants et cette surcharge de bibelots, ce fut un miracle que rien ne se brise. Jeanne n'avait plus la force de ranger cette maison qui se transformait en dépotoir poussiéreux, et la seule fois où je m'étais emparée d'un balai, deux vases avaient fini par terre.

L'Angevert | L'INTÉGRALEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant