Chapitre 33 - La galerie des peintures

11 4 0
                                    


Un énième châtelain me guida le long d'un délicat couloir. Puis, il bifurqua, monta des escaliers bordés d'épaisses rambardes. Les courses sur les Sommets avaient durci mon endurance, je grimpai les étages en soupirant du bout des lèvres, quand mon accompagnateur s'essoufflait en silence.

Tout ici sentait le frais, les fleurs et le calme pur. Mon uniforme aurait pu passer pour une tache : le marbre était blanc, les colonnes étaient blanches, les portes étaient blanches. Les losanges, eux aussi, étaient blancs.

— Sa Majesté est en consultation avec l'Armée, glissa la voix du châtelain comme une goutte de rosée sur un brin d'herbe.

— Ah.

— Si je puis me permettre un rappel protocolaire, devant Sa Majesté, un soldat penche la tête et pose genou à terre.

— Très bien.

Je m'étais vue la saluer comme le Colonel. Pensive, je dérivais sur les fenêtres du couloir, qui donnaient une vue imprenable sur les Sommets. La caserne des Archers, ronde et pimpante dans ses tentures d'un bleu précieux, trônait un peu plus loin. Sans doute voulait-elle rivaliser avec la caserne centrale, mais de notre hauteur, elle avait au mieux l'air d'une jolie pierre.

— Nous y voilà.

Le châtelain avait planté ses sandales en plein milieu du couloir. Emportée dans ma marche, je faillis basculer dans sa toge. Ses doigts proprets s'enroulèrent sur des poignées en forme d'anneaux, il tira deux hautes portes, qui glissèrent sur leurs gonds sans un soupir.

— Le Général Kinmerigan se montre souvent concis. Sa Majesté ne devrait pas tarder. Vous pouvez patienter ici, la relève est espacée, vous ne serez pas dérangée par la Garde.

— Hem, parfait. Merci.

— Avec plaisir, ma Dame. Si vous le pouvez, ma Dame, dressez votre aile.

Après un sourire évaporé, il s'en fut d'un pas aérien. Je baissai un regard résigné sur mes plumes rebroussées. Le vent des remparts les avait dépoussiérées, mais des brins d'herbe s'étaient fichés dans le duvet.

Les secondes commencèrent à filer. Une minute, deux minutes. La Reine tardait à passer les portes. Utopie s'approchait, j'aurais préféré qu'elle se dépêche.

Cinq minutes, dix minutes. À chaque coup d'œil sur les losanges, mon cœur bondissait comme une grenouy.

Vingt minutes, plus encore. Je croisai les bras, m'adossai au mur, fit les cent pas le long des colonnes, regardai une nouvelle fois par la fenêtre. Rien à faire.

« Détends-toi, Lyruan, m'exhortai-je. Tu connais le protocole et tu as déjà rencontré la Reine. Elle n'avait pas l'air si intimidante. »

Mais un mot de sa bouche, et Galliem partait de Van-Ameria pour toujours.

Je devais me changer les idées. Sans trop savoir ce que je faisais, je jetai un œil derrière les portes, que le châtelain avait ouvertes.

Un nouveau couloir s'étendait derrière les battants. Plongé dans une obscurité nette, seules des rangées de meurtrières laissaient entrevoir un bout de soleil, près des arches du plafond. Des portraits de plain-pied réhaussaient ses longs murs de quelques couleurs austères. À l'instant où j'avais penché la tête, tous les regards peints avaient semblé fondre sur moi.

Je revins à la lumière de ma galerie. Mais on s'y ennuyait comme un corbeau mort, et rester statique me consumait à petit feu.

D'un tour d'horizon, je vérifiai que personne n'arrivait. Puis je m'engageai dans le corridor obscur.

Il y avait des portes, au bout, closes et silencieuses. La Reine était-elle derrière ? Le Général aussi ? J'évacuai l'idée, tous les tableaux du couloir me jugeaient de leurs regards vides.

— Qu'est-ce que vous avez ? chuchotai-je.

Pas de réponse. Je devais vraiment être en mal de présence, pour faire la conversation à des peintures.

Chaque femme et chaque homme peint portait une lourde cape, ainsi qu'un insigne quadricolore, le même qu'avait brandi le châtelain, venu m'interroger. Port de tête fier, regard prêt à en découdre, j'aurais pu coller mon nez aux leurs sans qu'ils ne frémissent d'un pigment. De vieux engrenages s'emboîtaient dans mon esprit. Avec une petite idée de ce que ces tableaux représentaient, je passai à la peinture suivante.

C'était mon père.

Une inspiration s'étouffa dans ma gorge, je marchai sur mon aile en me reculant.

Oui, c'était lui. Encadré en taille réelle, paré d'une cape et d'un insigne à quatre couleurs, son regard brûlant tranchait avec la peinture familiale. Il semblait tendu dans ses bottes, comme prêt à dégainer la grande épée qui pendait à sa hanche.

J'avais plongé dans un nuage de confusion. Je m'accrochais à son regard, comme si la peinture allait cligner des yeux. J'avais envie de me rappeler de sa voix, de ses mots, de ses gestes. « Redresse-moi ce dos », fit la voix de Jemelris. Impossible de lui obéir, j'étais hérissée des épaules au coccyx.

Le voir là, en face de moi, était bien plus réel que tout ce que j'avais imaginé. Quand je pus enfin décrocher du tableau, je dérivai, troublée, sur la peinture voisine. Un autre homme. Anneau d'or sur une oreille ronde, visage fin, longs cheveux d'un blond pâle, plus raides que sa posture. Son attitude était aussi droite et inexpressive qu'un Andemadiel, mais ses yeux brillaient d'une détermination sans faille.

— Ce fut un plaisir, Votre Majesté.

Voix grave, mesurée. Je crus un instant que le tableau venait de parler, mais les sons provenaient de l'autre côté des portes.

Des bruits de pas résonnaient, deux personnes descendaient des marches.

— Plaisir partagé, cher Veban, s'envola une autre voix. Il conviendra que nous discutions de l'extraction. J'entends bien recevoir votre avis sur la question.

— Mon temps est vôtre.

Les portes s'entrouvrirent. Dans un élan de panique, je me recoiffai, comme Galliem l'avait fait avant de rencontrer le Colonel.

Les battants frôlèrent les murs, une douce lumière envahit le couloir. Deux Gardes Royaux, dont je n'avais pas soupçonné la présence, avancèrent, avant de claquer leurs bottes rutilantes de part et d'autres des portes.

Une femme émergea du jour. Grande, son buste semblait l'élever jusqu'aux arches de la galerie. De ses longues jambes, à sa coiffe immaculée, elle planait sous les broderies, volait sous une couronne scintillante. Ses yeux, d'un cyan pénétrant, illuminèrent les ombres du couloir, à tel point que les portraits firent mine d'incliner la tête.

Elle me regardait. Je la regardais. Il fut sans doute trop tard, quand je me rappelai ces histoires de protocole.

D'un geste, je m'abattis vers le sol, posai genou à terre.


L'Angevert | L'INTÉGRALEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant