Chapitre 2 - Les prouesses de Bubulle // 1

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Julia — lundi 13 septembre 2021


Avec son papier peint décrépi et ses tables en plastique grises, la cafétéria de l'hôpital a un look désuet. Le cliquetis des couverts et le murmure des conversations se mêlent en bruit de fond. Du bout de ma fourchette, je triture mon poisson sans y toucher. J'ai l'estomac noué depuis ma réunion de ce matin.

— Julia, tu n'as quasiment rien mangé...

Je reporte mon attention sur ma petite sœur. Elle me scrute de ses grands yeux verts en amande. Nous avons les yeux de notre mère. Et ses taches de rousseur aussi. Mais Olivia a hérité des cheveux bruns à peine ondulés de notre père, ce que je lui ai souvent envié.

­— Je n'ai pas faim, dis-je, évasive.

— Ça a été ta réunion avec les réa ? demande-t-elle en croquant à pleines dents dans une pomme verte.

Bonne question...

La scène surréaliste que j'ai vécue ce matin tourne en boucle dans ma tête.

— C'était... bizarre.

— Bizarre ? répète-t-elle la bouche pleine de pomme. Parce qu'ils n'ont pas aimé le projet ?

— Si, le chef de pôle était emballé, mais il m'a collé avec ce type... Ethan Chevallier...

Je laisse son nom flotter dans l'air, pensive.

— Connais pas, répond Olivia en mordant à nouveau dans son fruit.

— C'est un réanimateur, mais il est... comment dire...

Oui, quel mot pourrait le mieux qualifier Ethan Chevallier ?

— Agaçant.

Olivia me scrute et je sens qu'elle a envie d'en savoir plus. En repensant au visage d'Ethan, j'ai chaud tout à coup. Et soif. Je remplis aussitôt nos verres d'eau.

— Pourquoi agaçant ?

— Il est...

Désinvolte ? Sûr de lui ? Trop beau pour être vrai ?

— Il est beau et il le sait. Il en joue, c'est horripilant.

Je me passe nerveusement la main dans les cheveux pour cacher mon trouble, mais l'intérêt d'Olivia est piqué.

— Dis-m'en plus, supplie-t-elle en reposant sa pomme à moitié grignotée sur son plateau. Vous avez discuté ?

— En fait, il m'a invité à sortir...

Comme j'aurais dû m'y attendre, ma sœur me fait les yeux ronds.

— Non ! T'as dit quoi ?

— J'ai dit non, bien sûr...

— Quoi ? Mais enfin, Julia...

— Laisse tomber, Olivia. Ce type, je le connais. Crois-moi, c'est le pire des salopards !

Je me renfrogne. En face de moi, mon interlocutrice me lance toujours son regard de merlan frit.

— Comment tu l'as rencontré ? questionne-t-elle.

— On a fait une partie de nos études de médecine ensemble. Il était deux promos au-dessus de moi. Je le connaissais seulement de vue et de réputation, mais il enchainait les conquêtes à tour de bras. Et j'ai l'impression qu'il n'a pas changé depuis cette époque...

Olivia digère cette information et pendant quelques instants, elle ne dit rien. Elle sait qu'elle s'avance sur un terrain miné. Durant mon externat, j'étais très différente et très effacée. Je n'ai pas que de bons souvenirs de cette période de ma vie.

— Il ne se rappelait pas de toi ? ose-t-elle enfin demander.

Je pousse un soupir las.

— Non.

Est-ce que ça me vexe ? Pas trop, à vrai dire. Je ne m'aimais pas beaucoup en ce temps-là et j'étais mal dans ma peau. Nous n'avions rien en commun avec Ethan. Je trouve plutôt normal qu'il ne m'ait pas remarqué. Nous n'étions pas du même monde. Et c'est toujours le cas aujourd'hui.

— Et après ?

La question d'Olivia me ramène dans le présent. Je repousse définitivement mon plateau et m'enfonce dans ma chaise.

— Après mon externat, comme tu le sais, j'ai quitté la ville et je suis partie faire mon internat à Limoges.

Ma petite sœur acquiesce. C'est un sujet un peu délicat entre nous. Quand j'ai quitté ma région natale, Olivia était au milieu de ses études d'infirmière. Ces quatre années sont vite passées, mais la distance nous a, malgré tout, un peu éloignées.

— J'ai perdu de vue tous mes amis de la fac, ajouté-je. Je savais qu'Ethan était resté ici pour son internat, je l'avais déjà croisé quand j'étais encore externe. Mais j'ignorais qu'il avait pris un poste ici et je ne m'attendais pas à le voir ce matin.

J'ai dit tout ça d'une traite. Je n'aime pas repenser à ma vie à Limoges. En fait, revenir dans ma région natale et accepter ce poste dans ce CHU sonne, pour moi, comme un nouveau départ.

Oui, les choses seront différentes à présent.

— Voilà, tu sais tout, conclus-je.

J'adresse un mince sourire à Olivia qui me le rend.

— Je suis contente que tu sois rentrée, avoue-t-elle. Et j'aime pouvoir déjeuner avec toi le midi. C'est trop cool qu'on travaille dans le même hôpital !

— C'est clair !

Olivia sourit vraiment maintenant et j'en ai le cœur serré. Nous étions tellement proches quand nous étions jeunes qu'évoquer cette période de séparation reste compliqué, pour toutes les deux.

Toi aussi tu m'as manquée, chérie...

— Tu ne m'as pas raconté ta matinée, lancé-je pour changer de sujet.

Son regard s'illumine et elle s'anime en me parlant d'un patient qu'elle a reconduit à sa chambre alors qu'il pensait être dans le Titanic. Bosser en gériatrie est difficile, mais ma petite sœur ne se plaint pas. Elle a toujours aimé aider les autres. Nous sommes différentes sur beaucoup de points mais nous avons ça en commun. Je l'écoute me parler de son travail en riant et, pour la première fois de la journée, je ne pense plus à Ethan Chevallier.   

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