Sou avait pris les jambes à son cou à la prononciation de ses derniers mots. Il faisait mine de rien, les mains dans les poches, la nonchalance feinte et le pas lent. Au yeux de Tempérance cependant, les tremblements dans la mâchoire, la crispation visible des mouvements et la posture soucieuse ne trompaient pas.Bizarre. Ce n'était cependant certainement pas le moment de penser à cette étrangeté du fait de son état de fatigue.
Elle piquait du nez entre les brins d'herbe de verdure, une coccinelle humide contre son poignet immobile. Elle agita délicatement son articulation pour la faire envoler, craignant étrangement qu'elle n'écrase le corps minuscule, que l'insecte périsse contre ses membres du fait d'une inattention. Jamais elle n'aurait pensé ainsi quelques temps plus tôt.
L'image de la jeune fille douce et sensible, à l'empathie débordante et que la vie écorchait chaque jour d'était évanouie, comme inexistante. Il n'y avait plus de peau à écorcher désormais. Les lames de la fatalité l'avaient taillée si profondément qu'il lui suffisait de clore ses paupières pour revoir le sang de ses parents s'étaler sur le sol, les tentacules étranglantes du monstre, l'eau qui s'infiltrait dans ses poumons.
Tout ceci du fait du craquèlement d'un jeu vintage sous son talon. Tout ceci à cause d'une maladresse, de sa maladresse, son erreur, sa culpabilité. Sa faute.
Elle inspira, chassa les nouveaux insectes qui essayaient de grimper sur sa peau.
La vie ne pouvait simplement plus l'écorcher car elle n'était plus un corps mais une masse de chaire sanguinolente. Elle ne parvenait à panser ses plaies que par sa fureur sensible, les fondements d'une morale intangible. Celle-ci même qui tremblait lorsque Ben la regardait comme s'il venait de gagner la vue.
Plus tôt, dans l'auberge, elle avait dit vrai. Si elle lui cédait et qu'il se salissait les mains à nouveau sans la contrainte du monstre aux tentacules, il n'y aurait plus de retour en arrière pour lui. Plus de retour en arrière pour leur complicité aussi, en réalité. Tempérance se sentait suffisamment souillée pour avoir la lucidité de ne pas s'entourer de personne pire que la personne qu'elle était devenue. Si elle laissait Ben faire le mauvais choix, il n'y aurait plus rien d'eux.
Tempérance expira doucement, se sentant sombrer, le sommeil engourdissant ses membres et sa pensée. Ses cheveux enfouis dans l'herbe humides la démangeaient distraitement. Le ciel était clair et rose comme un comme un commencement romantique.
Mais Morphée ne vint pas. On lui arracha le sommeil attendu.
À sa place, on la souleva par la nuque. Elle pourra un cris surpris étouffé par une seconde grande main pressant sa bouche contre un individu plus grand, son dos heurtant contre l'inconnu. À son oreille, d'une voix qu'elle reconnût aux premières intonations, à l'inspiration même car elle avait été le commencement de ce cauchemars, on murmura :
"T'emmener avec moi était une idée stupide." Les prochains mots, glas d'un regret confessé à demi-mot. "Je n'aurais pas dû faire ça."
C'était aussi ce que le téléphone lui avait confié, avant, dans le feu de l'action.
Il la maintint contre lui alors qu'elle tentait de se débattre contre la prise, tout en ongles affutés et en coups d'épaule inutiles. Drowned ne cillait pas. Il avait la démarche de la certitude fraichement acquise.
Le chemin vers le lac ne prit que peu de temps à parcourir.
Tempérance comprit brusquement. La phrase qu'elle prononça, inaudible si ce n'était pour la main de Ben qui se retira de sa bouche pour la laisser respirer :
"Tu comptes me noyer pour me renvoyer dans le futur ? Tu penses me préserver en faisant ça ? Te débarrasser facilement d'une nuisance dans tes pattes ?"
Il ne répondit rien et s'empressa d'avancer vers la berge.
"Dès lors que tu ne sera plus la personne que je hante, tout redeviendra normal." Les yeux sombres de Drowned s'adoucirent lorsqu'il ajouta : "Ne joue pas la gamine trahie. Tu as été la première à me poignarder dans le dos en allant comploter avec Sou après avoir refusé de le tuer."
Le lac était lisse comme une surface de verre. Des ondulations claires, colériques se propagèrent à leur intrusion.
"En fait, tu as même de la chance que je décide de t'offrir une fin heureuse plutôt que de t'achever là de suite."
Lorsqu'il réappuya la paume de sa main sur le visage de la jeune fille pour taire les protestations qu'il sentit immédiatement vrombir dans ses cordes vocales, il sourit.
"C'est un adieu Tempérance."
Il plongea la tête de la jeune fille profondément sous l'eau.
*
Elle se saisit d'un peu de terre mouillée dans l'action puis elle mordit son index. La terre humide finit dans les yeux de Drowned. Elle saisit ses genoux et le fit basculer en arrière à demi sur la berge, ses jambes dans l'eau et se positionna en califourchon au-dessus de lui. Les oiseaux tout juste réveillés demeurèrent seuls témoins de l'affrontement inédit.
Elle cracha l'eau qu'elle avait ingurgitée sur le côté.
"Ce n'est certainement pas un adieu. Je ne t'ai pas trahi Drowned, c'est ce qu'on appelle enquêter de manière indépendante."
Elle fulminait d'une rage difficilement contenue.
"Je pensais que tu n'allais pas revenir."
"Penser n'est visiblement pas ton fort quand il s'agit de Sou." Elle massa ses paupières, ferma les yeux, le ton adouci : "Il s'agit de mon avenir aussi. Je n'ai aucun intérêt à faire de toi mon ennemi."
Puis la voix grave de Ben, presque méconnaissable, les mots réguliers et la simplicité hésitante, teintée d'une vulnérabilité inattendue, dit :
"Et ta précieuse éthique ?"
Un temps. Les yeux dans les yeux.
"Je te veux toi et l'éthique."
Elle lui saisit le visage de sa main sale et de ses ongles noircis.
"Je t'aurai toi et l'éthique."
Tempérance attrapa le col trempé de son tee-shirt et l'embrassa.
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L'ombre d'un message [Creepypasta]
KorkuParce que lassé de sa cartouche de jeu, Ben décide de hanter un téléphone.