Chapitre 5

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Une nouvelle journée se lève. Cela fait déjà quelques jours que je suis arrivée. J'ai rapidement trouvé mes repères et je connais maintenant assez bien la plupart des habitants du coin. Une routine s'est vite installée dans mon quotidien. Je m'occupe du potager et des fleurs au réveil, je fais un brin de ménage avant de rejoindre le Père Germain. Je passe quelques heures à m'occuper de tout ce qui est nécessaire tout en prenant le temps d'aller déjeuner sur la place principale. J'y retrouve régulièrement Yolain. Madame Pluchard et ses amies, Madame Deschanvres et Madame Martin qu'on surnomme les Elégantes, viennent parfois me tenir compagnie, elles aussi. Elles ne cessent de me proposer de me joindre à l'un de leur après-midi « thé et sucreries ». D'un naturel méfiant, je n'ai encore jamais accepté. Quelque chose me dérange chez ses femmes même si je ne saurais dire quoi. Peut-être est-ce dû à l'une des remarques qu'à eu Renaude Martin à propos de Joselle. Cette femme est une véritable pipelette que l'on arrête difficilement. Aussi, ce jour-là, elle se plaignait de Joselle qui semblait avoir attiré l'attention de son mari, le notaire de la ville. Le coup de coude de son amie, Belvina Deschanvres, ne m'a pas échappé même si j'ai fait mine de rien. Mon objectif en venant ici est de découvrir ce qui est arrivé à ma cousine et pour cela, je dois me fondre dans la masse pour glaner un maximum d'informations. Je n'ai donc pas relevé, mais j'ai bien compris que ce trio semblait plus porté sur les ragots et leur importance dans la société que sur la bienveillance. C'est ce qui m'a poussé à accepter l'énième invitation de Belvina. Je vais devoir me faire violence, mais rien ne me fera renoncer.

Après avoir préparé quelques babas au rhum pour ne pas venir les mains vides, je pars m'affairer dans mon jardin. Le Père Germain n'a pas besoin de mes services aujourd'hui, ce qui tombe très bien. J'ai rendez-vous à quinze heures chez les Pluchart, j'ai donc largement le temps de m'occuper de mes fleurs. Affublée d'un tablier prévu pour cette tâche, une paire de gants enfilée et les cheveux attachés grossièrement en chignon, je me dirige à l'arrière de la maison. Je passe par le petit atelier attenant pour m'équiper d'un arrosoir et de petits outils. Je m'agenouille devant le parterre qui borde le mur de la maison et entreprend de retirer les mauvaises herbes et de retourner la terre tout en en ajoutant de la fraîche pour réalimenter le sol. L'opération me prend quelques minutes. Je récupère ensuite la cagette dans laquelle sont entreposés les différentes fleurs que je veux disposer. Je ne me presse pas et profite du beau temps et des chants d'oiseaux. Le mélange des couleurs est vif, nul doute que le résultat sera magnifique. Le calme m'enveloppe. Seul le bruit de mes mains dans la terre et mon souffle trouble le silence environnant. Le silence... Comment est-ce possible alors qu'il y a quelques secondes encore, le piaillement des oiseaux discontinuaient ? Soudain, un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale jusqu'à caresser ma nuque. Quelque chose m'observe. Je le sens, mais je n'ose bouger. Sans geste brusque, je dépose ma pelle et prend appui sur la bordure en pierre à l'aide de mes deux mains. Je tourne lentement mon visage en direction de la forêt dont une partie se trouve sur ma droite. Mon sang se fige. Je n'en crois pas mes yeux... Un magnifique loup noir se tient à l'orée des arbres, le regard plongé dans le mien. Aussitôt, je repense au jeune Léonard et la panique s'empare de moi. Je tente de maîtriser les battements de mon cœur car je sais que l'animal peut sentir ma peur. Il ne semble ni menaçant ni sur le point d'attaquer et même si je sais que l'espèce est très craintive face à l'Homme, je ne tiens pas à expérimenter les hypothèses scientifiques. La meute doit être dans les parages, jamais un loup ne s'aventurerait loin d'elle. Je tâte le sol à la recherche de ma pioche pour avoir un moyen de défense au cas où. Mes doigts ne parviennent pas à la trouver. Par réflexe, je tourne la tête pour la trouver. Cela ne dure qu'une seconde, mais lorsque je pivote de nouveau, le loup a disparu, aussi silencieusement qu'il est apparu. Aussitôt, les chants d'oiseaux reprennent comme pour me rassurer. Je prends le temps de souffler et de reprendre mes esprits. L'adrénaline redescend d'un coup et me provoque un mal de tête. Je récupère mes affaires et me dépêche de retourner à l'intérieur non sans jeter un dernier coup d'œil derrière moi.

Après un brin de toilette, je me suis allongée un moment après avoir vérifié que toutes les ouvertures de la maison étaient bien fermées. Je ne pense pas que l'animal se glissera jusque chez moi, mais une précaution excessive ne fait pas de tort. J'ai beaucoup repenser à cette rencontre aussi surréaliste qu'impressionnante. Je ne comprends pas ce que faisait ce loup ici. Il s'est probablement égaré et a rejoint sa meute. Oui, c'est sûrement ça. Je chasse de mon esprit ce soucis, je passerai voir Yolain pour lui en parler. Il est pour le moment le seul en qui j'ai confiance ici. J'attrape le panier de babas que j'ai préparé plus tôt dans la journée. Il est temps de me rendre chez la femme de l'adjoint.

Fidèle à elle-même, Alfredine m'accueille dans une magnifique robe à la dernière mode. Ses amies ne sont pas en reste. Je dois faire pâle figure à côté, mais je m'en moque. Je me demande bien pourquoi ces dames aussi élégantes l'une que l'autre peuvent bien trouver d'intéressant à m'avoir dans leur groupe. Il vaut mieux que je reste sur mes gardes, mon instinct me souffle que tout ceci n'est pas innocent. Entre tasses de thé et pâtisseries, les discussions vont bon train. Alfredine raconte les dernières nouvelles de Paris que sa fille, Bélonice, lui a rapportées. La jeune fille est partie vivre dans la capitale pour y parfaire ses études de couture. Alfredine est tellement fière d'elle qu'elle en parle sans cesse. C'est beau à voir, mais ça devient très vite agaçant. Belvina, elle, est plutôt portée sur les rumeurs de la ville quant à Renaude, c'est sa capacité à critiquer qui m'impressionne. Je la pensais plus discrète que les deux autres, mais il n'en est rien.

« Et toi, alors ?

Je comprends que je suis visée par la question de Belvina. Il faut dire qu'après la floppée de rumeurs qu'elle nous a servie, je me doutais que j'allais finir par y passer. Sans perdre mon air détaché, je bois une gorgée de mon thé et lui réponds.

— Quoi, moi ?

C'est Renaude qui se charge de m'éclairer.

— Oh, ne joue pas les ingénues. Nous avons bien remarqué que tu passais beaucoup de temps avec notre menuisier local.

— Il faut avouer qu'il est très beau garçon. Je serais encore une jeune demoiselle en fleur, il ne fait aucun doute que j'aurais jeté mon dévolu sur lui !

Les deux femmes sont excitées par leur propre conversation tandis qu'Alfredine reste de marbre autant que moi. Je n'ai absolument aucune envie d'entrer dans leur jeu. La femme de l'adjoint me fixe profondément alors que je réponds.

— Il ne se passe rien avec Yolain. C'est un très bon ami qui m'a beaucoup aidée à mon arrivée, mais je ne suis pas intéressée.

D'un coup de coude complice, Belvina tente de me tirer les vers du nez. C'est là qu'Alfredine intervient et me refroidit instantanément. Cette femme n'a pas son pareil pour maîtriser l'ambiance d'une conversation. Il me semble qu'il est préférable de ne pas s'en faire une ennemie.

— Bien sûr que non, Luxilie n'est pas intéressée. Après tout, Yolain et Joselle étaient amoureux. Il serait quelque peu... malvenu de faire la cour à sa cousine, ne pensez-vous pas ? »

Le regard plongé dans le sien, j'approuve ses dires.

Je rentre chez moi en fin d'après-midi. Cette journée est loin d'être la meilleure que j'ai passé ici, depuis mon arrivée. Il faut dire que je n'aime vraiment pas ce genre de regroupement et le moment que j'ai passé avec ces Elégantes n'a fait que renforcer ce sentiment. Toutefois, ce n'est pas grave, j'avais besoin de faire plus ample connaissance avec ces personnes pour avancer dans mes recherches. C'est en quelque sorte un mal pour un bien. J'ai pu me rendre compte que même si Belvina est très enjouée tout comme Renaude, ces deux femmes n'ont pas leurs langues dans leurs poches. Leur aisance à commenter tout ce qui les entoure ainsi que leurs remarques sur ma cousine et son petit-ami me fait penser qu'elles ne la portaient pas dans leurs cœurs, en particulier Belvina qui semble ne pas avoir apprécié que son mari se permette de regarder une autre femme qu'elle. Sa jalousie pourrait-elle la pousser à se venger au point de mettre en danger une vie ? J'en suis moins sûre. Elle semble être très attachée à l'image qu'elle dégage sans compter qu'une femme de son rang aurait beaucoup à perdre avec un tel scandale. S'il y a bien quelque chose que j'ai compris, c'est qu'ici, ce sont les Elégantes, en particulier Alfredine, qui maîtrisent les esclandres et elles n'en sont jamais l'objet. D'ailleurs, cette dernière bien que plus discrète et distinguée que les deux autres, ne m'inspire pas confiance. Bon, c'est vrai que les personnes qui peuvent s'en vanter sont rares, mais quelque chose dans cette femme me souffle de rester sur mes gardes avec elle. Peut-être ses regards, ses sous-entendus ou même sa façon de prendre ma défense alors qu'elle ne me connaît pas. Je la trouve trop gentille pour être honnête.


Chimère - Luxilie de Ste SophieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant