Chapitre 15 : Autres suspects

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Le quartier du Ramponneau était toujours aussi peu accueillant. Malgré le froid mordant, il y avait d'irréductibles Fécampois pour faire le guet en bas des immeubles, ou d'autres encore accoudés sur le rebord de leurs fenêtres.

Dans l'appartement d'Odette régnait une certaine agitation. Sa fille, Gwenn, était présente. Et les deux femmes parlaient fort, très fort.

Gwenn devait avoir une petite quarantaine d'années. Obèse, une teinture blonde bon marché et mal posée, des dents qui se faisaient la guerre, elle n'avait rien d'élégant. Lorsque les deux détectives firent leur apparition, elle les dévisagea, l'air mauvais. Instantanément, elle fit de Maggie sa rivale, sans autre forme d'explication que le fait qu'elle soit elle aussi une femme.

Odette installa les détectives dans sa cuisine où elle prenait déjà le café avec sa fille. Par politesse, elle leur proposa une tasse qu'ils refusèrent, à son grand soulagement car elle n'avait aucune envie de partager une boisson chaude avec eux.

« —Alors, lança Odette abruptement, vous avez trouvé qui c'est vôt' cadavre ?

—Oui, lui répondit Ewen, nous savons qui c'est.

—Faites pas durer le suspense, on veut savoir.

—Est-ce que le nom d'Isabel Rodriguez vous dit quelque chose ? »

De la stupeur se dessina sur le visage des deux femmes. Gwenn, qui était sur le point d'absorber une gorgée de café, reposa brusquement sa tasse, éclaboussant au passage la nappe en tissus déjà bien tachée par différentes substances que les détectives préféraient ne pas identifier.

« —C'est là qu'elle était depuis tout c'temps, souffla Odette médusée.

—Vous vous souveniez donc qu'elle était portée disparue ? interrogea Maggie qui s'attira instantanément les foudres de la mère et la fille.

—J'avais oublié, mais je m'en suis rappelé maintenant que vous m'en parlez. Ça fait longtemps, et ce n'était pas quelqu'un d'important pour nous.

—Ah ça non ! renchérit Gwenn avec dégoût. C'était la bonniche, doublée d'une allumeuse.

—Vous pouvez nous en dire plus ? insista Ewen en les fixant intensément chacune leur tour.

—J'ai rien de bien à dire à son sujet, poursuivit la fille. Des immigrés qui débarquent du jour au lendemain dans nos vies, qui sont prises en pitié par l'autre imbécile de Martial, et en plus la pimbêche se permet d'aller draguer les mecs des autres. Poufiasse va. »

Ewen et Maggie comprenaient mieux l'animosité de la quadragénaire envers la jeune et jolie détective.

« —Voulez-vous nous raconter vos mésaventures avec elle ? demanda mielleusement Ewen qui avait compris qu'il faudrait les brosser dans le sens du poil pour obtenir leur collaboration.

—Ils sont arrivés un jour dans le village où Martial habitait, commença Odette après un instant d'hésitation. C'était une famille de trois : le père, la mère et la fille. Des immigrés espagnols. Ils étaient logés dans des locaux appartenant à une association qui venait en aide aux étrangers. Laurence, ma belle-sœur, était bénévole pour cette association. Elle pensait sûrement qu'elle serait lavée de tous ses pêchés en jouant à la sainte. Bref, ils ont eu pitié de cette famille et ont proposé à la mère de faire le ménage et la lessive chez eux.

« Puis c'est à la fille, la Isabel, à qui ils ont proposé de faire des courses en échange de cours de français donnés par Sébastien. Ensuite c'est Marie-Agnès qui lui a donné du boulot. Elle lui faisait faire du ménage. Et c'est elle la diablesse, la fille. Elle chauffait tout l'monde. Sébastien, d'abord, mais quand elle a vu que ça prenait pas, elle s'est jetée sur William, le mari de ma Gwenn. Et y'avait Thierry aussi qui était très intéressé, sauf qu'il était trop vieux et il avait pas encore beaucoup d'argent à cette période. C'était que le début de son entreprise.

« Heureusement que William il est fidèle à ma Gwenn. Il l'a pas touchée. Mais ça a quand même fait du mal à ma fille. Il l'a bien reluquée, et bon... Il a failli quand même, mais il a résisté, jamais il serait tombé dans les bras d'une autre que ma fille. »

Odette s'arrêta là à bout de souffle. Ni la mère, ni la fille ne portait Isabel dans leur cœur, c'était le moins qu'on puisse dire. Et si William était en fait allé jusqu'au bout ? Les deux femmes seraient-elles au courant ? Si oui, auraient-elles pu tuer Isabel de rage et la mettre dans le sous-sol de Martial Pullin afin de faire d'une pierre deux coups ?

Il y avait pourtant un autre élément à prendre en compte.

« —Votre père était-il au courant de cette histoire ? demanda Ewen à Gwenn comme s'il lisait dans les pensées de sa collègue.

—Oh non ! lui répondit Gwenn soudainement apeurée à l'évocation du nom de son père. S'il l'avait su, il l'aurait sûrement tuée lui-même, et William avec. Il n'aurait pas supporté que quelqu'un tente de salir sa famille de cette façon.

—William avec ? Je croyais qu'il n'avait rien fait ?

—Il n'a rien fait ! hurla Gwenn en se levant d'un bond, faisant tomber sa chaise au passage. »

Elle se baissa avec beaucoup de difficultés en raison de sa très forte surcharge pondérale, ramassa sa chaise et s'y rassit lourdement.

« —Il n'a rien fait, répéta-t-elle plus calmement. C'est juste que j'ai été très triste de voir mon petit copain tenté par une autre femme. Et mon père n'aimait pas voir son unique fille, sa princesse, triste. Comme il était impulsif, qui sait ce qu'il aurait pu lui faire ? »

Exagération. C'était le seul mot qui venait à l'esprit de Maggie à cet instant. Ces femmes étaient dans l'exagération de tout ce qui pouvait leur arriver. Elle en était persuadée. Dans tout ça, comment démêler l'objectif du subjectif ?

En attendant, ces femmes semblaient suffisamment détester Isabel Rodriguez pour avoir été capables de la tuer. Odile semblait tout autant détester son frère pour tenter de le faire accuser du meurtre de la jeune femme.

Pourtant, Maggie était sceptique. Elle n'arrivait pas à imaginer ces deux femmes monter un plan aussi machiavélique sans jamais craquer durant toutes ces années. Si elles décrivaient Hadrien comme un homme impulsif, elles n'étaient pas en reste. Mais ce n'était pas la même impulsivité. Ce n'était pas une impulsivité meurtrière. C'était une impulsivité de femmes blessées par la vie, rabaissées par un homme toxique, doublées d'une personnalité effacée dans un physique qu'elles subissent. Et c'est cette personnalité qui les sauvait du Mal.

La suite des échanges entre Ewen et les deux femmes n'apportait rien de plus à leurs enquêtes. Il s'agissait de banalités, vaines tentatives de redorer leur blason familial. Le jeune homme décida donc de mettre fin à cet interrogatoire et les deux détectives saluèrent les femmes, visiblement très soulagées de les voir quitter leur domicile.

À présent, les deux compères se mirent en route pour aller rendre une nouvelle visite à Marie-Agnès. Elle avait employé la jeune Isabel, elle devait donc être une grande source d'informations pour eux.

L'héritageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant