Chapitre 21 : 21 ans plus tôt - 3

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Les jours et les semaines passaient trop lentement au goût d'Isabel. Elle ne se plaisait pas dans cette peau d'immigrée. Si ses parents semblaient épanouis par leur nouvelle vie, elle, elle la subissait de plein fouet. En Espagne elle avait des rêves et des projets avec Felipe. Excellente élève, elle avait entamé des études pour devenir professeure de français. Mais la crise économique avait eu raison d'eux.

D'abord réticente à l'idée de devenir employée de maison, elle avait fini par y trouver un certain plaisir. Son plaisir se situait dans les échanges qu'elle avait avec sa patronne, Marie-Agnès du Moulins. C'était une femme incroyablement douce, gentille, empathique, et jamais dans le jugement. Elles avaient de longues conversations philosophiques autour notamment de la religion.

À contrario, elle fuyait son mari comme la peste. Il était dédaigneux, imbu de sa personne, et raciste. À chaque fois qu'il croisait la jeune espagnole, il ne pouvait s'empêcher de faire une désagréable remarque à propos de sa situation d'immigrée. Il lui répétait inlassablement que ses parents étaient des lâches d'avoir fui leur pays, et étaient des assistés.

« —Si ma femme ne s'était pas entichée de toi, bougonnait-il, ça fait longtemps que j'aurais fait en sorte que vous soyez reconduits manu militari à la frontière. »

Isabel avait besoin de cet argent, et de ces échanges avec Marie-Agnès. Alors elle prenait sur elle et ne répondait pas à son patron. Moins elle le voyait, mieux elle se portait. Et il en était de même pour leur détestable fille, Anne. Tout aussi désagréable que son père, elle ne perdait jamais une occasion de lui rappeler son statut de bonniche.

La gentille Marie-Agnès était visiblement opprimée par ces deux êtres immondes. Elle avait pitié d'Isabel lorsque son mari ou sa fille lui tenaient un tel discours, mais, bien qu'elle était pleine d'énergie, elle n'osait pas s'opposer à eux. Afin de limiter les souffrances de son employée, Marie-Agnès l'envoyait le plus possible effectuer des courses à l'extérieur quand elle savait que son mari serait présent ou que sa fille viendrait lui rendre visite.

Isabel passait de moins en moins de temps à la chaumière des Pullin. Déjà parce que sa mère parlait de mieux en mieux français et avait donc de moins en moins besoin d'elle, mais aussi parce qu'elle y était mal à l'aise. Il y avait trop d'allées et venues, et elle y rencontrait trop d'hommes indélicats.

Que ce soient des ouvriers ou des membres de la famille, elle se faisait constamment reluquer par des regards graveleux qui la dégoûtaient. Elle avait l'impression d'être un bout de viande dans un étal du boucher.

L'un des cousins par alliance, un certain William, fut le premier à lui faire des avances. Lorsqu'il n'était pas accompagné de sa grosse femme, il demandait toujours à Isabel si elle voulait aller boire un verre avec lui, et bien plus si affinités.

« —T'en verras jamais d'aussi grosse, lui avait-il chuchoté un jour où elle venait de lui adresser un énième refus. »

   Même si elle était prude, Isabel avait tout de suite compris à quoi il faisait allusion. Et elle avait eu la nausée. Qu'un homme qu'elle connaissait à peine ose lui parler de cette manière, elle n'en croyait pas ses oreilles. C'est dans ces moments-là que Felipe lui manquait le plus. Il était si gentil, si doux, et si bien éduqué. Pas comme ces porcs qui lui tournaient autour.

Parfois, lorsqu'il passait près d'elle, il lui glissait une main aux fesses. Dans ces moments-là, Isabel le fusillait du regard. En réponse à cela, il lui renvoyait un sourire carnassier. La jeune femme rêvait de conclure cet échange en lui donnant une énorme gifle en pleine figure. Mais son éducation et son effrayante situation irrégulière l'en empêchaient.

Isabel était effrayée et complètement démoralisée par l'attitude de cet homme, ou plutôt, de cet animal. Plus que tout au monde, elle voulait rentrer en Espagne. Là-bas, même dans la pauvreté, la vie était beaucoup plus simple. Et il faut dire qu'ils n'étaient pas plus riches ici non plus...

La vie était injuste avec elle. En plus, elle ne comprenait pas ce que pouvaient lui trouver tous ces hommes. Elle ne se voyait pas comme une belle femme. Des yeux trop écartés, des cheveux trop épais, un corps trop maigre, une bouche trop grosse. Voilà comment elle se voyait. Et elle aurait tellement aimé qu'ils la regardent de la même façon, qu'ils la laissent tranquille.

William profitait de la moindre occasion pour passer du temps avec elle, pour être présent au même endroit, au même moment. Il épatait toute sa belle-famille qui ne comprenait pas – ou ne voulait pas comprendre – son stratagème. Ils étaient agréablement surpris de voir ce tire-au-flanc devenir un bricoleur engagé et volontaire dans son travail.

Elle, elle cherchait à l'éviter le plus possible. Il lui faisait peur. La moindre occasion était bonne pour se frotter à elle, pour pénétrer son espace intime. Et ce harcèlement sexuel dura plusieurs semaines.

Un jour, William lui vola un baiser sans même lui demander son consentement qu'elle ne lui aurait bien sûr jamais donné. Pas de chance pour lui, sa femme le surprit au même moment. Malheureusement, c'est Isabel qui prit toute la rage de Gwenn en plein dans la figure :

« —Espèce de salope, tu me dégoûtes. T'es qu'une allumeuse. Mon pauvre Will, il est tombé dans le panneau. Plus jamais nous ne remettrons les pieds dans cette maison de malheur ! Et toi, si je te recroises, je te tue ! »

L'héritageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant