Wattoscopie : « Nous ne sommes que poussières d'étoiles » et « Roman de gare »

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Deux autrices. Deux nouvelles. Deux styles. Un sujet en commun : la rencontre. Et une certitude : genre décrié, la nouvelle a encore de beaux jours devant elle.

La wattoscopie, c'est la petite escapade sur Wattpad, un moment privilégié où l'on se fait plaisir avec des nouveautés !

Je serai honnête : pour faire cette wattoscopie, je suis allé piocher dans la bibliothèque d'une jeune entrepreneuse dont je ne citerai pas le nom (mais qui se reconnaîtra). Je suis en effet débordé d'obligations. Il m'est difficile de prospecter moi-même. Sans compter que je ne suis pas encore complètement remis du Covid et de diverses difficultés personnelles...

Commençons par « Nous ne sommes que poussières d'étoiles » de lilylucyleia. Cette nouvelle a été rédigée dans le cadre d'un concours organisé par  Mimi_1811 (wattpadienne qui a beaucoup d'œuvres à son actif et s'est même employée à raconter ses rêves, — exercice que je recommande). À noter qu'il a déjà été question de lilylucyleia dans ces wattoscopies (voir ma notule sur « Tous nos silences »).

« Très belle nouvelle, tes mots brillent comme la poussière dans l'ouverture d'une fenêtre par un matin d'été » a commenté joliment une lectrice, et je ne peux que confirmer.

L'histoire commence par une belle métaphore : le narrateur se juge constitué de poussière et de vide. Rien d'inquiétant : le vide, comme on sait, est toujours appelé à se remplir. Les personnes qui s'estiment pleines comme un œuf et autosuffisantes sont souvent imbues d'elles-mêmes, peu curieuses d'autrui, d'un ennui insupportable.

Puis le narrateur s'adresse directement à un garçon dont il est tombé amoureux. Le je est complété par un tu. Ce procédé immersif peut surprendre. Mais il est particulièrement efficace, d'autant plus que la métaphore de la poussière continue d'être filée : « Quand nos bouches fusionnent, je sais que toutes mes poussières d'étoiles viennent de s'aligner », peut-on lire par exemple.

Je ne spoilerai pas la suite. Mais je souhaite souligner l'art de l'ellipse dont l'autrice fait preuve. Ainsi qu'une façon bien particulière de procéder à toutes petites touches pour dénoncer l'homophobie (qui n'est malheureusement pas un mythe et s'étale aujourd'hui au grand jour dans la sphère publique et dans la bouche d'ignobles pignoufs nodocéphales).

Poursuivons par « Roman de gare » de sun__gurl. Le style très poétique met en place tout de suite une atmosphère ferroviaire et pluvieuse. Quelques informations nous sont délivrées sur la protagoniste, — juste ce qu'il faut. On sympathise tout de suite avec elle et sa mèche plus courte qui s'échappe de son chignon maladroit. Soudain, elle croise une fille.

La pluie joue un rôle non négligeable dans cette rencontre (ce qui, bien entendu, nous renvoie à Il pleut sur mon histoire-yuri de l'excellente INFPmoth). Dans cette nouvelle où le cœur tambourine au creux du crâne, si peu nous est raconté... Mais en même temps, tellement de choses nous sont suggérées !

Occasion pour moi de revenir à des questions fondamentales : c'est quoi, écrire ? Et surtout, pourquoi écrit-on ?

En son temps, Jean-Paul Sartre se les posait déjà ! La plupart des profs de lettres honnissent et persiflent Qu'est-ce que la littérature ? de Sartre. Pour eux, ce livre est bête. J'affirme hautement qu'il est encore lisible et dépasse d'une bonne tête tout ce que les structuralistes ont pondu par la suite. Même s'il ne s'inscrit pas dans le déconstructionnisme ou les cultural studies !

Après avoir lu « Nous ne sommes que poussières d'étoiles » et « Roman de gare », Sartre aurait peut-être conclu qu'il s'agit là d'écrits hybrides. Ici, en effet, les mots sont utilisés pour eux-mêmes (c'est la dimension poétique de ces nouvelles). Mais ils sont également utilisés comme un matériau pour donner de la visibilité aux relations homosexuelles.

De même que les classes modestes ont dû attendre une éternité pour être intégrées dans la littérature (si l'on excepte des ouvrages détonnants comme le Satiricon de Pétrone), il aura fallu très longtemps pour qu'une rencontre entre deux êtres du même sexe soit décrite comme n'importe quelle autre rencontre. À égalité, tout simplement.

L'auteur de la Critique de la raison dialectique aurait ajouté que la publication de ces écrits sur Wattpad n'est pas anodine. Il y a un effet réseau sur Wattpad : une personne qui publie court le risque de n'être lue que par des personnes comme elle. Mais cette terrible fatalité de l'entre-soi est sans doute moins prégnante sur cette plateforme que dans la plupart des autres réseaux : j'en veux pour preuve qu'une même histoire, si elle est intéressante, réunira tout le monde au-delà des disparités de chacun, des idées politiques, de la couleur de peau, de l'origine sociale... Par ailleurs (en tout cas pour la plupart des histoires proposées), Wattpad n'a rien à vendre : libre à chacun d'aller où il veut pour picorer où il veut. C'est une sorte de République des lettres ouverte à tous.

Le propre d'une histoire, même d'une histoire qui porte un message, est de s'adresser à tout un chacun. En ces temps troublés, nous assistons à une recrudescence des romans à thèse ou des romans militants alors que ce genre était encore vomi par les universitaires il y a dix ans. La littérature et, au-delà de la littérature, le langage lui-même a toujours eu pour fonction de créer du lien, de faciliter les échanges et même de sensibiliser à notre réalité des personnes qui vivent dans la leur.

Il semble aujourd'hui qu'on veuille réduire la littérature à un enchaînement de péripéties frappantes et palpitantes. Le cliffhanger en fin de chapitre est devenu la technique incontournable de tout auteur qui souhaite se créer un public. Sans forcément condamner les romans rédigés de cette façon, on ne peut qu'applaudir l'existence de récits comme les deux nouvelles dont je viens de parler. Sartre en soulignerait la dimension militante. J'en retiendrai pour ma part le côté avant tout anarratif (ou non-narratif). Autrement dit, ces nouvelles nous transportent davantage dans un univers qu'elles ne cherchent à nous narrer une histoire.

Ni lilylucyleia, ni  sun__gurl ne souhaitent multiplier les péripéties. Elles procèdent de façon très allusive ; ce n'est pas tant ce qu'elle racontent, c'est le doigté dont elles font preuve dans leur écriture qui nous rend si intéressantes ces rencontres. Flaubert ambitionnait d'écrire un livre sur rien : mais Flaubert, s'il fut un génie littéraire, n'a pas eu une descendance très intéressante (à l'exception de Maupassant). Beaucoup de médiocres romanciers, en effet, l'ont pris au mot et se sont fixé pour objectif de vider leurs récits de toute substance narrative, allant même, dans les cas extrêmes, jusqu'à bannir la chronologie et les personnages. Rappelons que Flaubert est l'un des maîtres à penser des apprentis sorciers du Nouveau Roman.

Chez nos autrices, rien de tel. La nouvelle est réellement le genre idéal pour se livrer à ces expérimentations où la narration reste à l'arrière-plan et où c'est la délicatesse avant tout qui donne à l'histoire sa véritable couleur.


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