Wattoscopie : « les Créatures de la colline » de @EclatsDuCinquiemeArt

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L'univers dans lequel nous nous proposons aujourd'hui d'opérer une incursion est tout à fait inhabituel. On est à cent lieues des étudiants de Malgré elle de bakasenji ou de Je t'aime beaucoup de MlleMonteCristo (voir nos deux dernières wattoscopies). Avant d'entrer dans cet univers qui fait penser à la porte minuscule qu'Alice, après avoir bu un breuvage magique, finit par franchir dans le Pays des merveilles, une halte dans le vestiaire s'impose : nous n'avons d'autre choix que de nous déshabiller de toute rationalité, de laisser derrière nous tous les repères et toutes les conventions auxquels nous nous accrochons d'ordinaire.

La wattoscopie, c'est la petite escapade sur Wattpad, un moment privilégié où l'on se fait plaisir avec des nouveautés, de l'inattendu et du mystère !

Je pourrais écrire des pages sur ce mini-roman tant il semble avoir été élaboré pour générer des gloses mais je courrais le risque de perdre mes lecteurs et je me contenterai de signaler quelques points saillants.

Récit achevé qu'on peut qualifier de novella (encore qu'il soit difficile de faire entrer cette histoire dans un cadre quel qu'il soit !), « les Créatures de la colline » de EclatsDuCinquiemeArt commence par secouer le lecteur comme un shaker en le projetant dans un univers onirique dont la narratrice, porteuse d'un chignon sévère et d'un corset, est elle-même secouée le jour où, dans la ville polluée où elle se languit, elle croise vingt petites filles toutes plus bizarres les unes que les autres.

L'une d'elles lui demande une olive crue et un œil de thon. Elle refuse. Elles décident de la suivre et il lui est impossible de se débarrasser d'elles. Sans compter qu'elles n'ont, de toute évidence, pas besoin de manger. De guerre lasse, elle finit par les emmener dans un château aux airs de château des enfants volés.

Il s'agit d'une ancienne propriété de sa famille. Dans sa chambre, elle découvre un livre coincé entre le matelas et l'édredon. Son titre : les Créatures de la colline. Elle s'aperçoit vite que ce livre parle des petites filles... Qui sont elles ? Et surtout, que lui veulent-elles ?

Récit à mi-chemin entre le conte, le récit d'horreur, la poésie en prose et le roman merveilleux à la manière de Lewis Carroll, « les Créatures de la colline », de l'aveu même de son autrice, s'inspire de l'univers de Nicoletta Ceccoli, une illustratrice née en 1973 et dont les sources d'inspiration, de son propre aveu, sont le surréalisme, la B.D. (Little Nemo de Winsor McKay) ou la littérature fantastique (Dino Buzzati). On a le sentiment que ce sont des petites filles naïves et innocentes. Mais derrière cette façade se dissimulent de la souffrance, des désirs inavoués et même de la perversité. Je trouve tout à fait pertinente la démarche de s'inspirer d'un univers pictural onirique pour élaborer un univers littéraire de même nature.

Le livre que lit la narratrice est composé de petits portraits rédigés à la manière de poésies en prose et qui se terminent par une espèce de morale. Ce dispositif évoque irrésistiblement l'univers des Fables et celui de Perrault (on pense aux contes les plus macabres comme « Barbe-bleue »). On l'oublie car ces morales ont très souvent été supprimées des éditions contemporaines, mais chaque conte de Perrault est assorti d'une ou de plusieurs morales qui, loin de circonscrire le récit dans les bornes de la bien-pensance, permettent d'approfondir la réflexion.

On peut distinguer plusieurs types de récit. J'avoue avoir beaucoup de goût pour ce genre de classements. Cela ne sert pas à grand-chose, c'est souvent artificiel mais cela donne un sentiment de maîtrise. Je serais donc tenté d'opérer une distinction entre les récits à dominante formelle et les récits à dominante narrative. Beaucoup vous diront qu'une grande œuvre est une œuvre qui traite d'un grand sujet, qui a une bonne intrigue et qui est rédigée dans un style original. Mais il y a tant d'exceptions à cette règle (il existe de grands romans écrits dans un style médiocre comme il existe de grands romans sans colonne vertébrale narrative) qu'elle ne saurait être prise au sérieux.

Pour en revenir à ces « Créatures de la colline », on peut considérer qu'elle ressortissent à une tradition formaliste. La tendance des formalistes est de rendre hommage à leurs aînés en multipliant les références (c'est le cas), de soigner la forme (c'est le cas) et d'adopter une structure complexe qui séduit davantage en raison de sa géométrie qu'en raison de sa pertinence narrative. « Les Créatures » présentent une structure en emboîtement : un récit-cadre où nous sont présentées les aventures de la narratrice et des petites filles et un récit emboîté où les fillettes nous sont portraiturées tour à tour.

Autre caractéristique formelle : la cohésion de l'ensemble est davantage assurée par des motifs récurrents (par exemple, celui de l'œil) que par une continuité narrative. Les yeux de thon comme nourriture préférée des petites filles, un corbeau prend dans l'œil la pointe d'un ciseau, la cécité volontaire d'Émeline...

Il y a également un bestiaire assez extraordinaire, soit que chaque petite fille ait un lien avec un animal (Crow et les corbeaux), soit qu'elle ait elle-même une dimension animale (par exemple en raison d'une hybridité comme les ailes noires de Maleficent ou comme la tête de chat de Cat). Ces motifs animaliers constituent un fil rouge qui donne à l'ensemble une tonalité tout à fait particulière.

Un mot sur Mask qui passe son temps à porter des masques et finit par se demander si elle n'est pas elle-même un masque. Cela ne peut que parler à ceux qui se sentent obligés d'être différents d'eux-mêmes pour se faire apprécier. Mais qui dit masque dit aussi couche superficielle et couche sous-jacente. L'autrice retombe sur ses pieds parce qu'il s'agit là, de nouveau, d'un emboîtement, ou plus exactement d'un emboîtement dans un emboîtement. Ce qui importe, c'est ce qui est caché, et il faut entreprendre de le découvrir comme on déboîte des poupées ruses, jusqu'au vertige. Ce personnage a son complément avec une petite fille qui se prénomme Face et qui, quant à elle, s'emploie à fabriquer des masques effrayants (ce qui lui vaut la désapprobation et même la haine de la population). À noter qu'une des petites filles possède elle-même un livre tout relié de cuir. « Un livre de contes à propos de petites filles », est-il stipulé.

Je n'ignore pas à quel point il est difficile d'assurer une continuité à des poèmes en prose qui ont été conçus comme autant de portraits. Le risque est bien sûr de lasser le lecteur. Mais notre autrice relève le défi avec maestria en inscrivant, je le répète, ces portraits dans un récit-cadre, en créant des fils rouges, en adoptant une structure complexe et en renforçant l'ensemble avec des motifs récurrents. Cet univers incohérent est d'une remarquable cohésion.

De façon sous-jacente, ce récit évoque des thèmes comme le sentiment de solitude, le sentiment d'être différent, le harcèlement, la nécessité de s'intéresser de près à autrui avant de porter sur lui un jugement définitif. Ou même la dysmorphophobie avec le personnage de Heartache. Raisons de plus de lire ces « Créatures de la colline ». On attend avec impatience que notre autrice s'embarque dans une nouvelle histoire !


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