Prologue

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Le sous-bois bruit sous le murmure d'un vent tiède. Mon pas craque dans les feuilles mortes, les brindilles, tandis que je progresse prudemment vers la lumière. J'ai déjà dégainé Excalibur, elle vibre dans ma paume, comme heureuse d'être libérée des ténèbres de son fourreau.

La brise me porte le chant des anges, qui scandent mon nom de leurs voix mélodieuses.

Arthur ! Arthur !

Mon coeur pulse à l'unisson. Ce n'est pas la première fois que j'arpente seul cette forêt, pour y traquer les indésirables, qu'ils aient bras et jambes ou cornes et griffes. En l'absence de mes preux, la défense du royaume est mienne, et je ne recule devant aucune menace.

Ce ne serait pas digne d'un roi.

Devant moi, des buissons dorés par la morsure de l'automne s'écartent pour révéler une clairière ensoleillée. L'herbe est haute, des fleurs tardives la parsèment d'éclats de couleur. Le cadre est enchanteur, presque théâtral, avec son ruisselet, son empilement de vieilles pierres, ses arbres magnifiques.

Je songe aux anciens dieux qui se cachent dans les mousses et les rochers, leur adresse un semblant de prière, même si mon âme appartient au Seigneur.

Une branche casse sous le pied lourd d'un adversaire invisible, qui surgit en lisière du bois, attiré lui aussi par les rets de la destinée.

Arthur ! Arthur !

Ce soutien éthéré et divin me gonfle la poitrine. Je me mets en garde. En face de moi, ils sont deux, bardés de fer. Leurs casques difformes voilent leurs visages, j'aperçois à peine leurs yeux fous, veinés de rouge. Le premier brandit une hache, le second une épée plus courte que la mienne.

Le premier m'invective dans une langue étrangère, démoniaque. Je ne sais pas qui il est, d'où il vient, mais ses intentions sont manifestement mauvaises. Merlin m'a averti de leur présence tôt ce matin, au saut du lit. Je n'ai pas perdu une seconde.

Arthur ! Arthur !

Les voix se font pressantes, je ne peux plus tergiverser. Mon ennemi perd patience le premier et se rue sur moi. J'esquive sa lame pesante, le fait trébucher d'un coup de pommeau, mais il ne manque pas d'équilibre, se redresse, revient vers moi. Je surveille d'un oeil le second qui n'a pas bougé et nous observe en frémissant.

Chacun son tour. Ces hommes auraient-ils de l'honneur ? Improbable, mais pas impossible.

Même les plus barbares disposent de lois perverses.

Ma lame heurte l'épaule du forcené, mais son armure le protège mieux que je ne l'espérais. Je recule, déçu. La magie d'Excalibur tranche d'ordinaire le plus solide des métaux, il va me falloir viser les endroits de jointure, à la gorge ou à l'aine. Tout en parant une nouvelle attaque, je m'inquiète de cette protection extraordinaire. Les ennemis de Camelot jouissent d'un pouvoir inédit, je dois en parler à Merlin et ne peux que suspecter Morgane, cette traîtresse, qui rêve de ma chute.

La hache frappe, je virevolte.

Je ne me sens guère fatigué mais mes options paraissent réduites. Pour le toucher, je dois le laisser approcher, compter sur les sortilèges qui imprègnent ma propre cuirasse pour dévier son coup.

Je n'aime pas cette idée.

Le second homme nous tourne autour, comme un loup qui attend l'ouverture.

Mes oreilles tambourinent, la tension croît dans mes muscles.

L'homme à la hache charge. Son compère à l'épée l'imite, juste derrière moi. Je m'écarte pour les laisser s'embrocher l'un l'autre. Le premier poursuit sa route droit devant lui, le second incurve sa trajectoire. Je me retourne in extremis pour dévier son arme. Ses yeux jaunes luisent d'une détermination assassine. Le mouvement accompagne son épée vers le sol et, soudain, une douleur aiguë me traverse le ventre, à droite.

Je baisse des yeux surpris sur sa main gauche, qui plonge une dague dans mon armure, qui semble l'avoir percée comme une motte de beurre, la peau d'une orange, les tripes exposées d'un homme.

Cette vision me laisse paralysé. Des filaments écarlates ruissèlent déjà sur son gant argenté. Je voudrais dire quelque chose, mais ce qui m'emplit la bouche est chaud et écoeurant, et m'éclabousse le menton.

Il recule et je tombe à genoux.

Je contemple son couteau, serré dans son poing, ordinaire et meurtrier.

Morgane, je songe. Morgane, qu'as-tu fait ? J'étais le roi promis, celui qui changerait le destin de la Bretagne. La haine peut-elle tout justifier ?

Je revois les créneaux du château de notre enfance, son regard sévère, mes bêtises juvéniles, le ciel chargé, la pierre obscure.

Je pense à mes amis, mes chevaliers, ma reine.

Les anges se sont tus.

Le coup de grâce tarde, je lève les yeux.

Mon bourreau veut faire durer les choses, je ne peux pas me laisser désarmer, humilier dans cette forêt magnifique. Même si je suis seul, le ciel me regarde.

Alors je me relève et je me garde.

Les deux hommes restent immobiles, à quelques mètres, me toisant de leur superbe.

Ils ont vaincu le Roi Arthur.

Alors je m'écroule et c'est la nuit.

Les Héros de RienOù les histoires vivent. Découvrez maintenant