Orange Mandarine

25- Voler sans ailes (1/2)

Petit, Rory avait eu un accident. Il avait passé deux jours entre la vie et la mort, peut-être plus puisque les Pumkin avaient cheminé une nuit entière avant de le retrouver en plein cœur de la forêt de Sherwood. Une mauvaise chute, d'après le guérisseur qui avait ressoudé ses os et rétabli le flux sanguin dans ses veines. A son réveil, Rory ne se souvenait pas de ce qui l'avait amené ici, mais il avait malgré lui causé un profond traumatisme dans l'esprit de sa petite sœur.

— Peterfly ! Peterfly !

Quel inconscient, songea-t-elle sans cesser d'héler son nom. Myrtille ne l'avait pas suivie et petit à petit les bois se refermaient sur elle. Une brise lui recouvrit les épaules et l'obligea à serrer ses bras l'un contre l'autre pour se réchauffer. Par malheur, cette partie de la forêt de Sherwood côtoyait les royaumes du nord et...les monts royaux. Exactement là où irait se réfugier un prince arrogant.

Le mont des reines et le mont des rois étaient réservés aux héritiers d'un trône, et si Fly n'avait pas massacré l'ensemble de sa fratrie durant ces vingt dernières minutes, il devait être en train de pester au pied de cette gigantesque montagne. Roxanne avança encore, frissonnant de plus belle. Ici, les arbres avaient tous perdu leurs feuilles et le sol rocailleux  scintillait, gelé.

Fly, si je te trouve, je t'étripe !

Si elle le retrouvait vivant... Lorsqu'elle sortit enfin de la forêt, une fine buée s'échappa de ses lèvres, et un mistral balança les pins. Il devrait être ici, au pied des arbres, à grogner comme un buffle, à se plaindre de l'accès que la magie des lieux lui aurait refusé.

Il aurait dû déjà lui répondre.

— Fly !

Elle fit quelques pas, à gauche ou à droite, leva la tête dans l'espoir de le voir grimper et s'agripper aux pentes tranchantes. Ou bien s'était-il rabattu sur la forêt, meurtri de froid. Etait-il parti explorer une autre parcelle digne de sa royale crétinerie ?

Agacée, et inquiète, Roxanne buta dans un tas de cailloux, remarquant trop tard qu'une ombre s'étendait dans son dos pour ...

— Bouh !

Les éclats de rire de Fly firent monter en elle une orageuse colère. Elle était soulagée, oui, mais se demandait surtout  quel bâton de bois parviendrait le mieux à lui fracasser le crâne.

— Tu devrais voir ta tête ! Quel dommage qu'il n'y ait pas un peintre pour immortaliser ce moment.

Elle lui tourna le dos, renfrognée.

— Ce n'est pas drôle !

— Un peu.

Roxanne refusa de lui faire face. Pensait-il qu'elle boudait ? Et bien très bien, elle boudait et qu'il ne compte pas sur elle pour lui accorder un sourire.

— Pas du tout ! Qu'est ce qui t'as pris de venir jusqu'ici ? le gronda-t-elle sans le regarder. Je n'ai pas passé deux semaines à t'entendre ronfler chaque nuit...et à te supporter pour que monsieur l'altesse royale aille se perdre dans les bois dès que nous avons le dos tourné.

Elle se retint de lui rappeler qu'un meurtrier le visait toujours et serra les dents. En signe de reddition, il leva les mains.

— Du calme citrouille, se justifia-t-il et Roxanne regretta d'avoir confié aux jumeaux que sa famille la surnommait ainsi. J'étais à quelques pas du chalet lorsque tu beuglais mon nom. Après, si je me suis retrouvée ici, c'est simplement parce que ...je t'ai suivie. C'est dangereux de venir ici encore plus pour... une roturière.

Elle fit doucement volte-face vers lui . Fly avait levé le regard vers les pics enneigés qu'un voile de nuage effaçait. Son souffle se dissipa en brume, des gants de laine apparurent autour des mains de Roxanne et des siennes qui grelottaient de froid.

— Mon père nous y emmenait souvent, moi et mes frères. Ensuite, il montait tout en haut avec Gérald—notre frère ainé — et un majordome nous surveillait et nous conduisait chez un marchand de marrons chauds. Je sais, je sais. Pour un prince, c'est ridicule mais...père voulait que nous n'oublions pas les choses simples. Il est né roturier, très roturier...J'imagine qu'il ne souhaitait pas qu'on oublie d'où nous venons. J'ai...échoué sur cette partie-là.

Pour la première fois, la sorcière comprit que le prince ne s'adressait pas à elle mais à son père parti trop tôt dans le ciel sans nuages. La nouvelle de la mort du prince consort Jay Blueheart avait éclaté dans le monde entier, plongeant le royaume des fées dans une année noire. Plus de bals, plus de festivités. A cette époque, les parents de Roxanne commençaient tout juste à se quereller et aucune sorcière ne se souciait du bien-être des fées. Pourtant, dans le voisinage, peu s'étaient réjouis de cette perte terrible et beaucoup se questionnaient sur l'avenir du royaume—ainsi que de ses héritiers royaux.

— Je ne pense pas, répondit Roxanne. Il aurait été fier de toi. Après tout, tu as insisté pour fréquenter une école et tu t'es battu pour y rester. De façon absurde et au péril de ta sécurité mais... ce n'est pas ce qu'un prince ferait !

Loin de le vexer, cette remarque lui arracha un sourire. Soudain, il tourna la tête vers elle, les yeux lumineux.

— Au fait, je ne t'ai toujours pas dit pourquoi je voulais tant participer à cette sortie ? Suis-moi !

Ses doigts se refermèrent sur son poignet et il l'emporta dans les bois.

La température remonta et les gants disparurent d'eux-mêmes face aux rayons solaires qui les réchauffaient timidement. Leur course ne dura que quelques minutes, pourtant lorsque Fly et Roxy s'arrêtèrent devant un chêne gigantesque, ils avaient l'un comme l'autre les joues rouges et la gorge sèche.

— C'est là que j'étais avant que je t'entende. Tu vois, je n'ai pas menti, on peut voir la fumée du vieux chalet d'ici.... Et entendre les sorcières inquiètes, parmi les feuillages.

— Eh je n'étais pas inquiète ! mentit-elle en râlant.

— Mais bien sûr...

Fly s'écarta et frola l'écorce du chêne de ses doigts blancs. Une entaille s'y dessinait.

— On dit qu'il date de la naissance de la toute première fée. Elle y a même gravé ses initiales. Regarde.

Si le  L de son prénom était encore visible le B, associé au patronyme de la famille royale, s'était effacé. Des histoires racontaient qu'il s'était fondu dans la sève, octoyant à la forêt un cœur. Et une paisible immortalité.

Roxanne n'eut pas besoin de suivre du regard la trace brune qu'il pointait du doigt pour se souvenir de cette légende  puisque Rory avait été retrouvé inconscient au pied de ce même arbre.