Chapitre 3 - Partie 1

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Malgré la fatigue de trois jours passés sur les routes, je me sentais fort pimpante dans ma nouvelle robe de voyage en flanelle, dont la veste croisée, couleur de vin clair, était rebrodée de fils incarnat. Sous la ceinture en cuir russe soulignant joliment ma taille, elle s'ouvrait sur d'épaisses jupes rouge grenat dévoilant, au gré de mes pas, d'adorables bottines qui préservaient mes pieds aussi bien de la froideur du temps que de l'humidité boueuse des rues de la capitale. Enfin, le chapeau de feutre sombre que j'avais crânement incliné sur mon sourcil gauche parachevait une silhouette soignée, dont j'espérais qu'elle serait à la hauteur de celle des élégantes de Londres – ce que Madre m'avait naturellement maintes fois assuré lors que nous avions commandé le tissu, imaginé la coupe, puis récupéré les différentes pièces de la robe chez la meilleure couturière de Dorchester, et lors que nous avions fait la route jusqu'à Poole pour aller trouver la modiste la plus recherchée de tout le sud-ouest de l'Angleterre. Ce fut donc avec une gaieté confiante que je pris la main de James pour, lestement, sortir de notre voiture.

Sous la passe de mon chapeau, je portai un regard appréciateur sur la façade de briques, jalonnée de hautes fenêtres encadrées de colonnes blanches et surplombées de petits chapiteaux triangulaires, de la demeure récemment rénovée des vicomtes de Meursdale dont la porte, peinte en vert vif, s'ouvrait déjà devant nous. Quelques secondes plus tard, Caroline s'encadrait dans l'embrasure, nous invitant, d'un joyeux geste de la main, à gravir la volée de marches blanches pour entrer nous réfugier dans la chaleur de la maison. Comme à son habitude, elle était habillée à la dernière mode : elle portait une splendide robe en velours vieux rose et taffetas marine qui mettait merveilleusement en valeur ses cheveux d'or et ses yeux bleus. Une cordelière torsadée, soyeuse et cuivrée ceignait doublement sa taille sur la pièce d'estomac tissée d'entrelacs bleus, et les glands retombaient gracieusement sur le côté de ses hanches.
— Olivia ! James ! Quel plaisir d'enfin vous recevoir ! Avez-vous fait bon voyage ? Les routes n'étaient-elles en point trop mauvais état ? Voilà trois jours que le temps, à Londres, est affreux, et je craignais que cela ne vous retarde... Avez-vous pu prendre le temps de dîner avant que d'arriver ? Le cas échéant, il nous sera facile de vous préparer un repas léger, mais chaud...

J'interrompis la tirade bienveillante de Caroline par une bise sur ses joues veloutées, puis me reculai pour permettre à James de lui présenter ses salutations. Il affichait son sourire mâtin si caractéristique, un sourire qui éclairait son visage séduisant d'un reflet espiègle et qui lui assurait un succès jamais démenti auprès de la gent féminine. Caroline rosit de plaisir sous le baisemain et accorda une œillade badine à mon frère avant que de me prendre le bras.
— Laissez-moi tout d'abord vous montrer vos appartements ! Vos gens sont arrivés hier en amenant vos malles, mais j'imagine que vous avez d'autres bagages dans votre voiture...
D'un signe de tête, elle confirma la demande muette de son majordome ; il transmit aussitôt ses ordres à deux jeunes valets qui se précipitèrent à l'extérieur.

— Que tu es jolie, Olivia ! Cette tenue de voyage te va à ravir, et je constate avec plaisir que la mode de Londres voyage rapidement jusqu'à nos chères côtes du Dorset ! As-tu fait confectionner toute ta garde-robe avant de venir ?
— Non point ! m'esclaffai-je. Les couturières de Dorchester sont certes d'un grand talent, et ma mère d'excellent conseil, mais il eût été dommage de ne point profiter de l'aubaine d'être à Londres pour y acheter ce qui se fait de mieux ! Père nous permet, à James et moi, d'ouvrir les crédits nécessaires chez les marchands que tu nous recommanderas.
— Oh, que voilà nouvelle réjouissante ! s'exclama Caroline. Nous serons donc quittes pour une journée d'emplettes chez mes meilleurs fournisseurs. Olivia, je te propose de rendre rapidement visite à Madame Mathilde, qui reçoit les plus belles étoffes et les transforme en silhouettes remarquables. J'ai renoncé à mes précédentes marchandes de tissus et ne jure plus que par elle... comme la moitié des mondaines londoniennes, d'ailleurs ! Nous aviserons ensuite de vos besoins en matière de chapeaux et de souliers... Mais, j'oubliais ! James, Archie te propose de le retrouver chez White, ce soir...
— Chez White ? demanda mon frère, l'air intéressé, alors que nous arrivions en haut du grand escalier dont le tapis épais étouffait moelleusement nos pas.
— C'est le club le plus couru, et également le plus exclusif, de Londres, précisa Caroline en haussant les épaules de dédain. Ce n'était, il n'y a pas si longtemps encore, un salon de chocolat, mais depuis que les propriétaires en ont fait une maison de jeu, tous les gentlemen de Londres se pressent pour tenter d'y avoir leurs entrées. Évidemment, aucune femme ne sait réellement ce qui se passe derrière ses portes closes, mais je doute que l'on y trouve que des tables de jeu... Quoiqu'il en soit, reprit mon amie, cette fois un brin amusée, Archie y est très en vue et c'est avec grand plaisir qu'il t'offre la possibilité d'assurer ton entrée chez White !
— En ce cas, il me semble que je serais bien ingrat de décliner pareille opportunité, déclara James d'un ton satisfait. Cette courte présentation a su éveiller ma curiosité, et j'ai désormais grand-hâte de découvrir par moi-même ce lieu si recherché !
— N'en fais pas trop, fratello, marmonnai-je entre mes dents.
Mon frère me répondit d'une bourrade et Caroline partit d'un petit rire, qu'elle avait cristallin et qui résonnait comme une agréable musique à l'oreille.
— Allons, restons civilisés ! James, voici ta chambre. Olivia, la tienne est juste à côté. Toutes les deux sont pourvues d'un petit cabinet de toilette et d'une petite chambre pour votre valet de pied et femme de chambre. Archibald et moi-même avons nos appartements au premier étage. Je vous propose de vous laisser au calme jusqu'à la fin de l'après-midi ; nous pourrons ensuite prendre un thé ou un café avant que James ne nous quitte pour rejoindre Archie. Olivia, j'ai prévu d'aller au théâtre ce soir : voudras-tu venir avec moi ou préféreras-tu rester à te reposer ? Je pourrais te prêter une tenue si jamais tu n'en as pas encore d'adéquate...

Laissant James découvrir sa chambre, Caroline m'emboîta le pas alors que je poursuivais dans le couloir jusqu'à la porte de la mienne, que je découvris joliment arrangée d'un mélange de meubles, certains fort anciens et aux bois sombres, d'autres, comme le grand lit à quenouilles, de facture très récente et peints de couleurs claires. Le feu brûlait dans la cheminée de marbre blanc, projetant des lueurs qui miroitaient chaleureusement sur le velours vert jade des rideaux et le tissu rose poudré qui recouvrait le lit et les fauteuils.
— Oh, Caroline, que cette chambre est charmante ! Merci pour ton accueil... et à vrai dire, je n'ai pas encore eu l'occasion de te remercier pour cette proposition que tu m'as faite...
— Bien sûr que si, Olivia... tu me l'as écrit plusieurs fois ! Et, de nouveau, ce n'est là rien que de très normal que d'accueillir une amie pour lui faire profiter des jolies choses que je vis ici.
— Ce n'est pas la même chose que de te témoigner ma gratitude de vive voix. Tu sais, cette invitation que tu m'as faite... je crois bien qu'elle ne m'a rien moins que sauvé la vie, avouai-je, légèrement gênée de me confier ainsi, mais consciente de la nécessité d'être honnête avec mon amie pour pouvoir la remercier à la hauteur de ce qu'elle avait fait pour moi. Je réalise, à présent que je suis ici, que cet hiver me fut terrible. Vous parties, toi à Londres, Amy à la Jamaïque... et Abigail qui se marie, sans grand plaisir mais avec la froide lucidité de celle qui sait que cela aurait pu être bien pis, à l'associé de son père... oh ! j'avais l'impression d'être condamnée à attendre perpétuellement que quelque chose se produise enfin, à regarder le soleil se coucher sur un horizon inaccessible, assignée entre des murs qui semblaient chaque jour plus proches de moi...

Un frisson m'interrompit, et je croisai le regard bleu de Caroline ; habituellement rieur et pétillant, il avait pris la teinte grave de l'océan au crépuscule. Mon amie s'approcha de moi, et me serra dans ses bras – elle sentait le chèvrefeuille et les agrumes, une odeur féminine, fraîche et bienfaisante qui la caractérisait parfaitement.
— Un pressentiment m'a poussé à t'écrire, chuchota-t-elle. Te souviens-tu que je plaisantais sur le fait que tu finirais par embarquer sur un navire vers je ne sais quelle destination ? Eh bien, cela n'était point si innocent : c'était comme si j'avais rêvé que cela se produisait.
— C'est que tu me connais bien ! souris-je. A nouveau, Caroline... merci.

Après m'être allongée quelques instants, j'avais retrouvé, avec grand plaisir, ma femme de chambre, qui était partie avec une journée d'avance et qui avait supervisé le déchargement et le rangement de mes malles. Gillian n'avait que quelques années de plus que moi et, alors qu'elle finissait de me préparer pour que je puisse descendre goûter, je ne pouvais détacher mon regard du sourire qu'elle avait bien du mal à dissimuler, et qui dansait derrière mes boucles dans le miroir.
— Tu n'as point l'air trop affectée par le voyage, Gillian... remarquai-je, sur un ton qui devait certainement trahir mon amusement. Es-tu heureuse d'être à Londres ?
— Non point, Mademoiselle. Tout s'est très bien passé, répondit-elle en levant rapidement les yeux dans le miroir, son sourire élargi. Et oui, je suis très contente d'être à Londres ! C'était un rêve que je ne pensais pas voir se réaliser un jour.
— Eh bien, j'en suis fort aise... il n'y a pas de raison pour que je sois la seule à profiter de cette invitation ! Et le valet de Monsieur, a-t-il été de bonne compagnie ?
— Oh, bien sûr. Il a été un parfait compagnon de voyage. Baldwin est un homme qui sait se montrer très agréable, même s'il a parfois ses humeurs. Alors, il vaut mieux le laisser en paix plutôt que d'essayer de comprendre quelle mouche l'a piqué...
— Comme tous les hommes, j'imagine... soupirai-je, avec l'expérience de celle qui avait grandi aux côtés d'un frère turbulent – et souvent caractériel.

J'esquissai un sourire au souvenir d'une des dernières frasques de James qui, à l'été précédent, et pendant trois jours d'affilée, avait tiré une tête de plusieurs pieds de longs, répondant à la moindre sollicitation avec des grognements dignes d'un dogue, avant qu'on ne comprenne qu'une aventurière plus dégourdie que d'autres l'avait délesté d'une bourse bien garnie – portant de fait un coup plus violent à son ego qu'à ses finances. Mais alors, un autre visage s'imposa à moi, des boucles blondes et des yeux verts à l'éclat glacial se dessinant dans mon esprit avec une acuité qui m'étreignit drôlement le cœur. Fermant les yeux, je pris une grande inspiration qui ne parvint pas tout à fait à chasser cette image ; elle laissa comme une empreinte dans mes pensées, non point douloureuse, mais tout de même fort désagréable, comme un grain de sable que l'on n'est point parvenu à ôter d'une bottine, et qui se rappelle, à chaque pas, à votre bon souvenir.
— Tout va bien, Mademoiselle ? s'inquiéta Gillian qui avait suspendu ses gestes, les mèches noires de mes cheveux entre ses mains agiles.
Je déglutis et affermis ma voix.
— Oui, tout va bien.

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