Chapitre 13 - Partie 2

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Les jours puis les semaines passèrent, et le ravissant mois de mai laissa sa place à un délicieux mois de juin dans un tourbillon de joyeuses fêtes, de visites aux amis des uns et aux cousins des autres, de sorties au théâtre ou à l'opéra, de parties de campagne et de promenades au parc. Depuis son mariage au vicomte de Meursdale, la haute société avait fait de Caroline l'une de ses coqueluches, et la popularité de mon amie m'éclaboussait de son parfum enivrant. Dans son sillage, pleuvaient les invitations à danser, à chanter, à jouer du clavecin... Toutes les connaissances de mon amie semblaient entichées de moi.

Plus d'une fois, je revins du bal grise, mais heureuse de mon succès malgré le sérieux mal de tête qui me taraudait les tempes. Plus d'une fois, je négligeai ma correspondance pour grappiller une heure ou deux de repos nécessaire, épuisée mais ravie du rythme effréné imposé par cette capitale qui ne cessait jamais de s'agiter. J'étais l'éphémère curiosité de cette saison londonienne, l'inoffensif papillon qui, l'espace d'un instant, attire sur lui les regards avant que de s'en aller mourir dans l'ombre qui l'a vu naître. Je profitais de cette vie dorée avec le furieux appétit de celle qui n'ose croire à sa chance de mener pareille existence et qui garde la douloureuse conscience que cette parenthèse ne durera plus guère.

De fait, Caroline organisait déjà son prochain séjour à Bath, où elle accompagnerait la caravane des jeunes gens à la mode qui s'en iraient chercher la fraîcheur dans cette ville d'eaux, qui gagnait en popularité sous l'influence du célèbre maître des cérémonies Beau Nash. Tout ce que Londres comptait de familles argentées et ouvertes aux traditions nouvelles avait pris l'habitude de passer les mois les plus chauds de l'été dans le Somerset, et le vicomte et la vicomtesse de Meursdale ne dérogeaient point à la règle. Leur demeure de Londres serait fermée pour toute la fin de l'année ; la prochaine session parlementaire n'était pas annoncée avant le printemps de l'année suivante, ce qui avait mis Caroline particulièrement en joie. Cela lui permettrait en effet de rester plus longtemps dans le Dorset qu'elle rejoindrait dans le courant du mois de septembre, et d'ainsi pouvoir être présente auprès d'Amy dans les premiers mois de sa nouvelle vie de jeune maman – le terme de sa grossesse était prévu au moment des festivités de l'équinoxe d'automne.

Le départ des Gifford pour Bath, au tout début du mois de juillet, donnerait donc le signal de notre retour, à James et moi, auprès de nos parents. Nous aurions ainsi dû être revenus à temps pour le mariage de mon amie Abigail, mais j'avais reçu une missive de sa part qui m'avait quelque peu préoccupée ; elle m'y annonçait que la noce avait été avancée au tout début du mois de juin, et qu'elle serait célébrée en petit comité. Cela contrevenait tellement aux ambitions affichées par l'orgueilleuse Mrs. Loughton que seul un scandaleux désagrément eût pu l'amener à concéder pareil compromis. J'espérais donc que ma pieuse amie n'avait point été forcée dans quelque entreprise que ce fût, et que ce qui germerait – selon mon intuition – dans les liens sacrés de son mariage serait le fruit d'une étreinte désirée ou, à tout le moins, consentie.

La perspective de quitter Londres m'effrayait, tant je craignais de replonger dans le marasme qui avait dilué les couleurs de mes jours et usé les contours de ma vie durant l'hiver précédent. Je trouvais donc dans la turbulence de mon quotidien londonien une distraction ô combien salvatrice. Les moments partagés avec Henry en constituaient un ingrédient aussi délicieux qu'essentiel. Lord Clinton me faisait une cour à son image, légère mais élégante, fidèle sans être accablante. Nous nous rencontrions chez des amis communs, ou bien il me rendait visite à Meursdale Place, préférablement en l'absence d'Archibald ou de James, car Caroline nous faisait suffisamment confiance pour nous offrir une intimité relative. Cela nous laissait le loisir de longues conversations en tête-à-tête... et nous autorisait des rapprochements aussi furtifs que savoureux.

Une fois seulement, je lui avais accordé l'honneur d'un baiser au coin de mes lèvres, qu'il avait appuyé plus que de raison ; moi-même enivrée par l'interdit et l'audace de ce geste, je ne m'étais point éloignée de quelques secondes, fermant les yeux, inspirant son parfum complexe à pleines narines. Henry fleurait bon l'Aqua-Mellis, une fragrance coûteuse que vendait seulement Charles Lillie, le meilleur parfumeur du pays, et le profil de ce parfum soulignait parfaitement l'énergie qui émanait du comte de Lincoln : la tranquille autorité du fils de grande famille, et le raffinement naturel de l'amateur de belles choses. Après ce baiser, son regard sur moi avait changé ; il s'était comme accentué, comme attisé. Souvent désormais, incapable d'en soutenir la voluptueuse promesse, je devais détourner les yeux et me contenter de lui répondre avec un sourire espiègle.

Mon frère ne cessait de me taquiner à propos de cette cour assidue, moquant mon sourire lors que j'évoquais mon soupirant ou faisant semblant de s'agacer que Henry n'ait toujours pas daigné faire de moi une femme convenable avant que de m'abandonner pour plusieurs semaines : en effet, il avait dû rendre visite à son tuteur qui, fort diminué par l'âge et les épreuves de la vie, ne quittait plus guère sa magnifique demeure de Longleat. Bien sûr, les remarques de James me mettaient en rage, et je regrettais alors de ne plus avoir dix ans pour lui courir après et lui faire comprendre, à coups de pinçons ou de cheveux tirés, tout le bien que je pensais de ses insinuations. Je prenais alors sur moi, tirant un plaisir frustré des pensées que je concevais d'un jour le battre dans un duel fraternel à l'épée.
Car je n'avais point renoncé à ma fantaisie d'apprendre l'escrime et Caroline, mise dans la confidence, avait fait jouer ses relations pour trouver un maître d'armes qui ne dédaignerait point de transmettre son savoir à une femme. C'est ainsi que j'avais fait la connaissance de Monsieur Charles de Saint-Martin de Larressorre, un Basque aux sourcils charbonneux, aussi économe de mots que de sourires. Il avait quitté la première compagnie des Mousquetaires du Roi de France pour les beaux yeux clairs d'une Anglaise ; à présent veuf et père d'une petite fille de six ans, il enseignait l'art de manier l'épée aux enfants des bonnes familles de notre pays sans trouver de différence ou marquer de préférence entre les nombreux fils et quelques filles du Royaume-Uni auxquels il donnait leçon.

Je me rendais donc deux fois par semaine chez une amie de Caroline, la baronne Foley, et entrais dans la salle d'armes après que les quatre fils et les deux filles de cette dernière en fussent sortis. Pour une débutante, je n'étais point mauvaise : ma maîtrise de la musique et mes nombreuses années de leçons de danse m'avaient, en quelque sorte, mâché la besogne. Rapidement, je ressentis la musicalité des fentes et des parades, et déployai avec une certaine aisance les prémices du jeu de jambes nécessaire à tout bon bretteur. Ces facilités nourrirent un enthousiasme déjà excité par le secret et l'interdit – même si j'étais certaine qu'aucun membre de ma famille ne s'offusquerait véritablement que je pratiquasse telle activité, je n'avais point envie de le leur faire savoir, du moins, pas si tôt –, et grand était mon plaisir de retrouver le taciturne mais pédagogue Monsieur de Saint-Martin tous les mardis et vendredis.

Me défendant de songer à autre chose qu'à profiter de la douceur de l'instant présent, je refusais de réfléchir à la manière dont je pourrais m'organiser, une fois de retour dans le Dorset, pour poursuivre la pratique de ma nouvelle passion, tout comme j'évitais autant que possible de revenir sur les événements qui m'avaient amenée à apprendre à me battre comme un homme.

Il m'était déplaisant de repenser à cette nuit terrible où je m'étais sentie si vulnérable, où désarmée par la surprise, sapée par la peur, j'avais craint pour la vie d'un être qui m'était cher.
J'étais en cela aidée par le silence de Hugh Daniels, qui avait tout à fait disparu de ma vie depuis le dernier éclat dont je l'avais foudroyé. Il n'avait paru à aucun des événements – pourtant fort nombreux – auxquels j'avais assisté. Nos amis le mentionnaient rarement, et j'avais évité les alentours de la demeure des comtes de Richbury jusqu'au départ, à la mi-mai, d'Amy et de William pour Brynfield Manor. Parfois, un valet venait discrètement mander mon frère en son nom, mais le capitaine ne passait jamais la porte de Meursdale Place : James prenait alors son manteau et la porte de la demeure se refermait sur l'absence de son associé.

Si mon frère et mes amis furent surpris de ce changement d'état, ils eurent l'élégance de ne point le faire paraître. J'avais, quant à moi, donné un double tour d'écrou à mon cœur et scellé ma bouche au plomb : à compter de cette soirée d'Arundel Street, je n'avais plus jamais mentionné le nom de Hugh Daniels. Contre toute attente, après en avoir désespéré pendant de longs mois, il était devenu un simple souvenir, un souvenir qu'enfin je ne pleurais plus. Il n'avait désormais d'autre existence que celle de l'ombre que j'avais si souvent maudite.

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La vie d'Olivia a bien changé, depuis les débuts du roman ! Malheureusement, toutes les bonnes choses ont une fin... et le séjour à Londres en fait partie.
Que pensez-vous qu'il va se passer pour elle avant qu'elle ne doive retourner dans le Dorset ? Henry va-t-il la demander en mariage ? Hugh va-t-il continuer à rester dans l'ombre ? Olivia va-t-elle avoir l'occasion de mettre ses  leçons d'escrime en application ?
Dites-moi tout ♥️

À partir de maintenant, le rythme de publication de L'Appel du couchant passe à deux chapitres par semaine ! 🎁 Rendez-vous donc mercredi pour la suite...

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