Chapitre 8 - Partie 2

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L'échange avec James m'avait laissée irritée. Je lui en voulais de ne pas m'avoir fait assez confiance pour m'inclure dans la confidence de l'affaire qu'il tramait avec son ami, et je m'en voulais, à moi-même, de n'avoir su manœuvrer avec plus de subtilité pour lui tirer les vers du nez. Il me semblait qu'il y avait là une des clés qui aurait pu me permettre de dissiper quelque peu l'intrigant mystère qui nimbait Hugh Daniels. L'espace d'une furtive seconde, je me demandais pourquoi il me tenait tant à cœur de comprendre celui qui ne devait plus être pour moi qu'un simple ami – or, l'on n'a pas besoin de tout connaître de ses amis, n'est-ce pas ? –, et puis l'on me présenta au nouveau secrétaire à la Guerre de la reine Anne, et la pensée disparut avec le sourire vide et la conversation polie que j'accordai à ce jeune baronnet.

Cette méchante humeur menaçait de tout à fait ruiner mon premier bal londonien et, à présent que la salle brondissait de convives poudrés, parfumés et excités, je n'avais qu'une seule envie : retrouver ma chambre au plus vite. Tout me semblait excessif, ces rires qui couvraient la musique, ces boissons qui coulaient à flot, et même ces fleurs que j'avais tant admirées plus tôt dans la soirée, dont les odeurs me montaient désormais à la tête et m'étourdissaient d'une migraine naissante.
— Olivia, te sens-tu bien ?

Amy était une guérisseuse dans l'âme, et sa voix douce avait comme porté un effet apaisant sur mon esprit agité. Tant bien que mal, je lui souris et acceptai la coupe de vin de Champagne qu'elle m'offrait.

— Si je dois me montrer honnête, non... je suis frustrée, et déçue. Frustrée car mon frère ne m'entretient pas de ses projets, et déçue par moi-même de ne pouvoir me détacher de ces pourtant basses considérations pour profiter de cette merveilleuse fête, soupirai-je en vidant mon verre, sans guère d'élégance, d'un seul trait. Cependant, ta compagnie est comme un rayon de soleil dans mon ciel maussade, et je suis heureuse de te voir. Tu es splendide ! la complimentai-je avec sincérité.
Amy me remercia en rosissant sous ses taches de rousseur. Elle arborait, cette fois encore, une robe volante au décor sophistiqué qui masquait l'avancée de sa grossesse ; le lampas à fond lavande et aux motifs jaune de Naples faisait honneur à ses yeux d'améthyste qui brillaient sous ses boucles acajou, et elle semblait rayonner de l'intérieur.
— Quel est donc ton secret ? murmurai-je, plus pour moi-même qu'à son intention.
— Plaît-il ? Pardonne-moi, je ne t'ai pas entendue dans ce tohu-bohu ! s'exclama-t-elle en m'entraînant près d'une porte-fenêtre qui formait alcôve et dont le rideau nous permis de nous isoler quelque peu de l'effervescence régnant dans la salle de bal.

— J'ai toujours admiré ton indépendance d'esprit et la liberté dont tu jouissais en tant que Lady de Brynfield Manor, Amy... exposai-je. C'était, certes, une vie solitaire que tu avais là, mais la possibilité de pouvoir la mener comme bon te semblait, sans devoir rendre compte à quel que ce soit, représentait pour moi un idéal inatteignable, une chance incroyable, pour nous qui sommes nées femmes et contraintes...
— Et puis, je me suis mariée, rentrant dans le rang et, par là-même, te décevant ? intervint Amy, le regard rieur.
— Non, que nenni, mon amie ! protestai-je farouchement, effarée qu'elle puisse tirer de mauvaises conclusions de ce que je tentais de lui dire. Néanmoins, tu as fait ce choix qui, de prime abord, pourrait sembler en parfaite contradiction avec tes valeurs, et je te retrouve aujourd'hui, resplendissante, plus encore épanouie que lors que nous nous sommes connues et que tu étais une femme libre de corps et d'esprit ! Comment savais-tu que ce choix était le bon ?

Les yeux de mon amie se perdirent dans les méandres de la foule chamarrée, et je sus qu'elle y cherchait, comme mue par un indétectable instinct, l'homme dont elle avait choisi de faire son époux.
— Je n'ai jamais su que ce choix était le bon, Olivia, déclara-t-elle d'un ton devenu grave. Nul ne sait jamais que son choix est le bon, pour la simple et bonne raison que nul ne peut prédire l'avenir. Comme tu me le disais il y a quelques secondes, j'étais libre de corps et d'esprit. Je chérissais cette liberté – si rare en ce monde ! – plus que tout et c'est l'appréhension de sa perte qui m'a amenée à longtemps résister aux sentiments que j'éprouvais à l'attention de William. Je craignais de renoncer à la personne que j'étais, aux valeurs qui m'animaient, en pliant genou devant un mari, dans un mariage qui dépossède une femme de son statut, si tant est que les circonstances lui ait permis d'en gagner un. Oui, la lutte contre moi-même a été longue et âpre...
— Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ?
— Très honnêtement ? Madame de La Fayette ! s'esclaffa Amy. J'ai compris ce que je ressentais réellement lors qu'un passage de sa merveilleuse Princesse de Clèves m'est revenu en mémoire. Dès lors qu'il me fut devenu clair que je pourrais moins vivre sans William qu'avec lui, et qu'il partageait ce sentiment tout en respectant ma propre intégrité, l'indécision amoureuse s'est muée en une réflexion... si j'ose dire, bassement juridique pour imaginer un cadre qui nous permettrait de nous aimer sans que je ne fusse lésée... Je dois le reconnaître, ce n'est guère aussi exaltant que les passions glorifiées dans les chants et les livres mais, en ce qui me concernait, cela m'était essentiel pour m'engager dans cette nouvelle vie !
— De fait, ce mariage n'était point un renoncement, puisque tu ne pouvais désormais plus être heureuse sans Lord Hawke, réalisai-je, songeuse. Cela représentait, au contraire, la seule possibilité de réaffirmer tes valeurs... que dis-je ? de te réaffirmer différemment, et de continuer ton chemin en étant fidèle à toi-même...
— Je ne l'aurais pas mieux dit, acquiesça Amy avec un petit sourire. N'aie pas peur de te révéler à toi-même, Olivia. Si tu as une idée claire de la personne tu veux devenir, la fortune te mènera là où il faut... et, comme je te le souhaite, face à la personne qui sera en mesure de t'écouter, de te comprendre et de te respecter.

Les mots de mon amie résonnaient encore dans mon esprit lorsque, près d'une demi-heure plus tard, Henry Clinton s'inclina devant moi dans son élégant costume aux chauds reflets cuivrés :
— Je me suis laissé dire que les musiciens interpréteront ce soir la suite de danses du bal des Fêtes vénitiennes, si brillamment composée par Monsieur Campra, glissa-t-il d'un air entendu.
— Il me semble en effet avoir reconnu les premières notes de la marche lors de leur préparation, confirmai-je innocemment, plongeant à mon tour dans une gracieuse révérence.
— Accepteriez-vous de partager avec moi la forlane finale ? Ce serait un véritable honneur de danser cette danse de votre pays avec la si belle fille d'une Vénitienne...
— Tout l'honneur sera pour moi de la danser avec un tel connaisseur des trésors de Venise, Henry, badinai-je avec un clin d'œil quelque peu grivois. J'accepte votre invitation avec grande joie.

Les joues rosies du plaisir de notre échange, court mais piquant, je regardai le comte de Lincoln s'éloigner parmi les convives, puis offrir son bras à la fille d'un chevalier à qui il semblait avoir promis ce menuet. Il me fallait bien le reconnaître : cet homme séduisant, simple, cultivé, faisait naître en moi un ravissement délicieux, dont témoignait l'agréable chaleur qui avait envahi ma poitrine. Son invitation avait fini de lever tout à fait les derniers lambeaux de la mauvaise humeur qui m'avait habitée un peu plus tôt. Si tu as une idée claire de la personne tu veux devenir, la fortune te mènera là où il faut. Étais-je destinée à devenir comtesse ?

— Ne saurais-je que c'est vous, Olivia, je pourrais croire à l'apparition en ces lieux d'une princesse d'un conte ancien, si belle et pourtant si lointaine...
Mon cœur bondit dans ma poitrine en reconnaissant la voix rauque de l'homme à qui elle appartenait. Me détournant dans un mouvement vif, je me retrouvai face à la haute silhouette de Hugh Daniels, dont la boucle d'oreille étincelait à la lueur des lustres. Notant d'un coup d'œil le raffinement de sa tenue, je ne pus m'empêcher de remarquer que le satin de soie vert printemps de son costume mettait ses yeux exquisément en valeur... et que ces derniers m'observaient avec une lueur appréciatrice. Ce constat m'irrita, et le sourire – pourtant aimable... et délicieux – qu'il m'adressa finit de tout à fait me mettre en colère. De quel droit se permettait-il de m'offrir un tel compliment, lui qui m'avait un jour repoussé si brutalement ? Pourquoi fallait-il qu'il me tourmentasse ainsi ? Ne pouvait-il donc pas se contenter d'ânonner des platitudes qui siéraient de manière bien plus acceptable à la relation cordiale qui devait être la nôtre ?

— Vous avez décidément le talent de trousser des galanteries qui masquent, avec élégance, vos pensées véritables ! persiflai-je, un sourire acide accroché aux lèvres. J'accepte votre compliment avec presque plus de surprise que de gratitude, Hugh, et je vous prie de bien vouloir me laisser prendre congé. Voilà que l'on me fait signe.

Relevant le menton en un geste de mépris, je fendis la foule, interrompant dans ma fuite la plaisante conversation de Caroline avec l'impériale Lady Powys.

L'Appel du couchantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant