Intermezzo 2

211 18 5
                                    

Je me tiens sur le perron de la maison, et j'emplis ma poitrine de cet air si pur, si froid, si vif, qui est aussi douloureux que bienfaisant. Je suis en vie. Une émotion subite m'enserre le cœur et, le temps d'une seconde, je crains de flancher. C'est la première fois que je suis autorisé à sortir depuis cette funeste nuit de tempête où je suis passé bien près de trépasser. Cette première victoire, qui m'a coûté tant de cauchemars, de fièvre et de cris, et, j'ose le dire, de larmes, charrie avec elle les ombres noires et inquiétantes des prochains combats qu'il me faudra mener.

Résolu à ne point me laisser diminuer par l'absurde tourment de ce qui n'est pas encore, je lève les yeux. Le ciel est nuageux, mais il fait sec ; un vent de nord-est a chassé l'humidité qui remonte habituellement de la mer, amenant avec lui une froidure qui annonce la saison d'hiver. Alors que mes poumons brûlent de ce trop-plein d'air et de joie, je constate qu'un léger nuage s'échappe de mes lèvres gercées.

La neige est proche d'arriver, quelques jours tout au plus, note mon esprit exercé. Il faudra que je dise à Elissondo de se mettre au mouillage à Poole et non à Weymouth... Mais ces considérations ne me concernent, présentement, plus : durant mon immobilisation forcée, c'est mon maître-canonnier, en qui je place toute ma confiance, qui est en charge de mon navire. Le manque est cependant cruel, et ses griffes s'enfoncent dans ma poitrine alors que j'invoque l'odeur des cordages humides et celle du pont craquant, le claquement des voiles et les cris d'excitation de l'équipage lors que le vent adonne. Je ferme les yeux pour mieux ressentir la cinglante ivresse de la vitesse de la flûte qui semble survoler les flots, cette ivresse qui fait battre le cœur à se sentir vivant. De nouveau, la ténèbre inquiétante qui voile mon horizon resurgit, prête à m'engloutir dans son orage d'accablements, et je crains, cette fois, de ne point réussir à lutter.

— Alors, Hugh ? Oseriez-vous si peu croire à votre chance que vous ne risqueriez un pas dehors, de crainte de briser une quelconque illusion ?
J'ouvre les yeux sur son sourire lumineux, qui chasse incontinent la pénombre dans mon esprit... ainsi que tout l'air dans mes poumons. Elle est belle, et son regard est empli d'une telle douceur que je me retrouve abasourdi, cherchant mes mots comme un jouvenceau inexpérimenté. Alors, en guise de réponse, je lui tends mon bras.

Sa main gantée de cuir de chevreau est légère, et pourtant je ne parviens à penser à autre chose qu'à ce contact qui, au gré de notre allure dans cette allée de sable, se fait parfois caresse. Si j'ai une vague conscience de la présence de James et de la vicomtesse de Meursdale – ils devisent gaiement en nous précédant de plusieurs pieds –, mon être et mes pensées sont toutes entières tournées vers ces quelques pouces où nos peaux se rejoignent, fâcheusement entravées par nos vêtements.
Olivia respecte mon silence, et je prie pour qu'elle l'attribue à l'effort que fournit mon corps après une longue période de claustration, sans deviner le trouble qu'elle fait naître en moi. Car ma démarche, assurée par une canne au pommeau d'ivoire datant du siècle dernier – dénichée dans les réserves de Creston House où William m'a installé pour ma convalescence, avant que de prendre le large pour essayer d'oublier celle qu'il ne devait point aimer –, est lente, hésitante, malhabile. Ma jambe me fait encore terriblement souffrir, même si les crises semblent, depuis quelques jours, s'espacer et diminuer en intensité. L'effort de cette première promenade est incommensurable et, sans la présence d'Olivia pour égayer ma peine, j'aurais déjà regagné mes pénates. Je me demande si elle a conscience d'ajouter immensément à ma joie d'être en vie. Mais en ai-je moi-même réellement conscience ?

— Vous savez, Amy a beaucoup souffert de la disparition inopinée de Lord Hawke. Elle ne l'a jamais mentionné, mais j'ai vu à quel point son regard s'était terni, ce jour où elle a appris son départ. Vous en souvenez-vous, Hugh ?
Comment aurais-je pu l'oublier ? Ce n'était qu'une paire de jours après mon accident en mer et mon corps était dans un état misérable, mais c'était ce même jour qu'Olivia m'avait rendu visite – avec son frère – pour la toute première fois.
— Oui, je me souviens... Je me rappelle effectivement avoir perçu une certaine détresse dans son regard, mais je n'étais moi-même pas dans les meilleures dispositions pour questionner ce ressenti.
— Bien sûr ! Que de chemin vous avez parcouru depuis... si j'osais, je vous dirais que j'en suis bien aise, murmure Olivia.

Nos regards se croisent. Face à la profondeur de ces yeux si noirs, la douleur blanche d'un aiguillon transperce ma poitrine. Une fois de plus, je me retrouve le souffle court, incapable de lui apporter la moindre réponse. Passant la main dans mes boucles, je lui adresse un sourire enjoué, que je parviens à conserver lors que je lis l'ombre de la déception dans son regard. Le regret pince mon cœur : elle a compris que je préférais me prémunir du ridicule en me cachant derrière une apparente légèreté, et la voilà désappointée.
— Savez-vous exactement pour quelles raisons Lord Hawke avait quitté le comté avant que de revenir à point nommé pour sauver Amy ? reprend-elle d'un ton plus froid.

Ma lâcheté est insoutenable, mais je préfère reporter mon attention sur Lady Gifford qui, près du lac, mime de grands gestes face à James qui semble aussi fasciné qu'hilare.
— Je crois le savoir. William était venu me trouver avant que de partir, et j'ai lu entre ses mots ce qu'il n'arrivait pas à avouer. Je sais qu'il a beaucoup souffert de son attachement envers Amy.
Olivia tressaillit. Nous sommes assis si près l'un de l'autre, sur ce banc qui nous a accueillis lors que ma jambe blessée ne me portait plus, que je sens sa respiration se troubler.
— Lord Hawke éprouve des sentiments pour Amy ? articule-t-elle, incrédule. Je pensais... nous pensions tous qu'il n'était qu'un... voyons... qu'il n'était pas particulièrement à la recherche d'une épouse.
Elle rougit d'une manière absolument adorable, et je dois me faire violence pour ne point m'absorber dans la contemplation de son visage. Je souris.
— Si le terme que vous n'avez osé employer était « libertin » ou « séducteur », vous étiez tout à fait dans le vrai, encore qu'il ait bien changé, ces trois dernières années. William était jusque-là un célibataire plus qu'endurci par les épreuves du cœur... mais il semblerait qu'Amy ait su le toucher sans qu'il ne s'y attende. Je ne sais comment la situation entre eux pourra se dénouer, mais sachez qu'il éprouve, en plus de sa profonde affection, le plus grand des respects pour notre amie. Et parfois, il ne peut y avoir d'autre solution que de partir, pour se préserver, pour ne plus souffrir...
Le soupir que laisse échapper Olivia instille un émoi jusqu'au plus profond de moi-même, et je m'interromps. N'y tenant plus, j'ose enfin la regarder, et je reçois un coup au cœur. Je crois que je pourrais mourir de ces yeux insondables, de ces lèvres entrouvertes, de ce cou d'opale.

Je suis attablé dans la cuisine de la dépendance dans laquelle je loge, devant une assiette de potage fumant. L'odeur qui s'en dégage est particulièrement appétissante, pourtant je n'ai pas encore eu la force de sortir de mes pensées pour m'emparer de ma cuiller et commencer de manger. La poignée de domestiques attachée à mon service vaque à ses occupations en m'adressant, de temps à autre, un coup d'œil intrigué. Ils ont, néanmoins, le bon goût d'éviter de faire des messes basses en ma présence. Cela a beau faire plusieurs jours, il leur semble toujours incongru que je prenne mes repas à l'office, comme si j'étais l'un d'entre eux alors que je suis l'associé et l'ami du comte qui les emploie, et que ma fortune me permettrait d'assurer le train d'une maison certainement aussi grande que Creston House.

Ce qu'ils ne savent pas, c'est que j'ai passé une partie de mon enfance dans les cuisines d'une telle demeure, accompagnant ma mère qui était cuisinière pour le duc de Sandbroke. Mon frère aîné suivait mon père au chantier naval et Phyllis et Cecily, les remuantes jumelles, travaillaient pour la couturière du coin de la rue. Amos, mon cadet, était confié aux bons soins d'une voisine dont le premier né avait sensiblement le même âge, et il ne restait plus que moi, dont on ne savait que faire. C'est donc ainsi que j'ai grandi au milieu des bûches et des marmites, chapardant des pâtés de fruits ou des gâteaux au miel, humant les fumets des plats élaborés avant qu'ils ne montent dans la salle à manger du tyrannique père de William.
Et aujourd'hui, alors que je me trouve dans un endroit d'immense solitude intérieure, c'est à l'office que je me sens le mieux. Ah, ce n'est décidément pas la richesse qui fait son aristocrate ! Les événements des derniers jours, couplés à ma guérison qui s'accélère mais qui me demande moult efforts, m'ont laissé épuisé : Amy est à son tour en convalescence après le terrible enlèvement qu'elle a subi et William se morfond, alternant entre frénésie et désespoir, à essayer de s'inventer un avenir avec elle. Or, ce supplice sentimental qu'il subit me tend un miroir dans lequel je ne suis pas sûr de vouloir regarder.

Car, faiblement, misérablement, au cœur de ma solitude, c'est dans l'évocation de la beauté d'Olivia que je préfère me perdre. J'invoque l'odeur épicée de sa lourde chevelure de jais et celle, plus subtile, de ses mains de musicienne, le claquement impertinent de sa langue lors qu'elle manifeste son mécontentement et ses yeux brillant d'excitation lors qu'elle se réjouit de quelque chose. Je ferme les paupières pour mieux ressentir la douce ivresse qui m'envahit lors que son regard se pose sur moi, lors que ses sourires me sont destinés ; cette ivresse qui fait battre le cœur à se sentir vivant.

L'Appel du couchantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant