Onze heures résonnèrent au clocher de l'église Saint-James's Piccadilly, non loin de là, alors qu'après m'être assurée de ne point être vue, je sautai lestement au pied du mur ceignant le jardin de Meursdale Place : jusqu'ici, mon plan se déroulait sans accroc.
Un peu plus tôt ce jour, Gillian avait subtilisé à la lingerie la vêture d'un jeune valet qui venait d'être raccommodée. Malgré l'inquiétude et la réprobation qui se lisaient, sans fard, sur son visage, elle m'avait aidée à contenir ma poitrine dans un linge serré puis à enfiler la chemise de lin grège, la veste en laine noire et la culotte grise. Il lui avait été plus difficile de me trouver des souliers à ma taille, mais elle avait fini par mettre la main sur une paire qui, grâce aux chiffons dont elle avait bourré le fond, ne me tenait pas trop lâchement le pied. Enfin, elle avait noué mes cheveux fort serrés avant de les recouvrir d'un couvre-chef qui avait dû être un tricorne plusieurs années auparavant mais qui s'affaissait désormais en une calotte informe. Ainsi travestie, le visage dénué de fards, je paraissais un jeune homme tout à fait quelconque, à même de se fondre dans l'obscurité des rues d'une capitale qui ne cessait jamais de s'agiter, quelle que fut l'heure de la nuit.
J'avais attendu que la maisonnée s'endorme pour m'esquiver, empruntant la porte qui donnait de l'office dans les jardins et escaladant le mur à l'endroit où il était le moins haut. Quelque peu gênée par l'absence de mon corset – en porter un aurait révélé ma vraie nature de femme plus sûrement que si j'avais ouvert ma chemise en pleine rue – qui modifiait légèrement mon équilibre habituel, j'avais dû m'y reprendre à deux fois avant de parvenir au faîte de la construction. A présent que je me trouvais seule dans la contre-allée sombre, hors de l'enceinte rassurante de la demeure des vicomtes de Meursdale, il me fallait lutter plus ardemment pour empêcher l'appréhension de tout à fait m'empoisonner les sangs. Je dois découvrir ce qu'échafaudent James et Hugh, et c'est le seul moyen d'y parvenir ! me rappelai-je pour attiser ma détermination.
Je pris une profonde inspiration, vérifiai du plat de la main que le couteau affûté – qui avait été offert à Gillian par son père et dont elle m'avait fait don pour mon expédition – était toujours dans ma poche, bien replié, et me dirigeai d'un pas que je voulais assuré vers la rue. Je marchai en me fondant dans l'ombre des bâtiments pour ne point croiser le chemin des comtesses qui rentraient d'un souper à l'extérieur, le regard des barons qui jetaient l'adresse de leur club à leur chauffeur ou la curiosité des domestiques dont l'esprit alerte aurait pu déceler chez moi la preuve que je n'étais point ce que je prétendais.
Lors que j'eus dépassé les jardins de Leicester, il me sembla enfin sûr de héler une voiture. J'adressai un coup d'œil renfrogné au conducteur qui me dévisageait d'un air soupçonneux et, grâce en soit rendue à ma pratique assidue du chant, je forçai aisément sur mes graves pour lui indiquer l'adresse que j'avais attrapée au vol lors de la conversation entre Hugh et James. A mon grand soulagement, le voiturier finit par hocher la tête et je grimpai sans barguigner.
Quelques minutes plus tard, il me déposait au bout d'Arundel Street. Je ne pus retenir un frisson en voyant le véhicule s'éloigner dans la rue sombre qui exhalait une odeur douceâtre de limon et de brouet. De rares trous de lumière, émanant de misérables chandelles et d'un mauvais fanal de résine, loin d'éclairer les lieux, soulignaient le brouillant rampant qui avalait murs et pavés. C'était comme si toute la couleur du monde s'était délavée en teintes de gris, dessinant sous mes yeux la gravure nuancée d'un maître hollandais. Nulle âme n'était en vue, mais des cris en provenance d'une ruelle adjacente déchiraient irrégulièrement un silence épais, tissé par le trottinement des rats dans les tas d'immondices jonchant le sol et les éclats de voix lointains que portait le fleuve tout proche.
Nous n'étions qu'à deux rues du Strand, mais il me semblait avoir franchi la frontière d'un autre monde, un monde qui ne m'était point familier ; j'étais certaine que quiconque m'y croiserait se rendrait immédiatement compte que je ne m'y trouvais pas à ma place. Le péril absurde dans lequel je m'étais fourrée, la tête la première, sur la base d'une simple conversation dont je n'aurais pas dû être la témoin, m'apparut dans toute sa terrible vérité et je me sentis vaciller. Seule ma détermination m'empêcha de courir après la voiture pour échapper aux ténèbres de cet endroit. Serrant le poing sur le couteau dans ma poche, je partis d'un pas discret dans Arundel Street.
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L'Appel du couchant
Narrativa StoricaDerrière les fenêtres blanchies par le givre de sa demeure, Olivia Brookehurst n'attend qu'une chose : que sa vie commence enfin. Aussi, quand son amie Caroline l'invite à séjourner à Londres pour la fin de la saison, elle n'hésite pas une seconde...