— Cette panne de velours est à se damner ! m'extasiai-je, caressant du plat de la main la douce étoffe aux mille reflets.
— N'est-ce pas ? Et ce pourpre de Tyr met incroyablement votre teint en valeur... Voyez par vous-même !Madame Mathilde s'empara du coupon, qu'elle drapa autour de ma poitrine. J'avais pu constater lors de la prise de mes mesures que la petite et gironde couturière française ne manquait pas de poigne ; elle m'amena d'un air décidé devant l'un des miroirs de sa boutique, joliment arrangée et qui fleurait bon la lavande séchée. Là, devant mon reflet et sous l'exquise caresse du velours sur ma peau débarrassée de son châle, je dus reconnaître qu'elle savait son métier :
— Je m'incline devant votre coup d'œil, Madame, opinai-je dans un français approximatif. Serait-il possible de faire confectionner le manteau d'une robe de bal dans cette panne ?
— Naturellement... Je viens, par ailleurs, de recevoir plusieurs yards de satin de soie de la couleur du champagne, ce nectar des dieux que l'on fabrique là où je suis née, précisa-t-elle avec un clin d'œil allègre. Je n'ai pas encore eu le temps de l'exposer en boutique... Il s'accordera parfaitement avec ce velours pourpre ! J'imagine déjà la jupe, les revers de manches du manteau... Peut-être, également, en rubans sur la pièce d'estomac ? Dans ce cas, ils seront à coupler avec ces autres adorables rubans, d'une ravissante couleur corail pâle, que j'ai là... et qui pourront également retenir le manteau sur la jupe !
— N'en jetez plus, Madame Mathilde ! intervint Caroline, avec son rire argentin. Je vois, au regard émerveillé de mon amie, qu'elle est d'ores et déjà conquise...
— Je serais ravie de voir ce satin de soie et ces rubans dont vous chantez les louanges avec tant d'éloquence, répliquai-je en adressant un sourire à la couturière, même si, effectivement, vous pouvez considérer la commande comme passée ! J'aurais également besoin d'une robe d'intérieur, ainsi que d'une robe volante pour les sorties en journée.Madame Mathilde prit note intérieurement de mes demandes et je voyais, à la manière dont son regard vif parcourait sa boutique et revenait régulièrement se poser sur moi, qu'elle savait déjà très précisément quelles étoffes et quelles teintes elle me proposerait.
— Et mademoiselle Brookehurst aura besoin d'une deuxième robe de bal, ajouta Caroline. J'espérais – fort égoïstement, je dois le reconnaître – que vous n'auriez pas encore vendu cette splendide soie rouge vif damassée d'or que je vois encore nous attendre, Dieu soit loué ! derrière votre comptoir.
Mon amie fit taire mes protestations d'un regard à la fois impérieux et pétillant.
— Madame la vicomtesse, ce n'est pas la première fois que je vous le dis : vous avez du talent en ces choses-là, attesta Madame Mathilde – ce faisant, elle hochait vigoureusement la tête pour appuyer son propos, manquant de dénouer les rubans du bonnet de dentelle bleu pâle qui recouvrait sa chevelure claire. Votre œil est affûté et vous reconnaissez chaque fois ce qui se fait de mieux... Ce coupon n'est pas encore vendu ; sa qualité exceptionnelle en fait un produit difficilement accessible à qui n'est pas en mesure de reconnaître sa beauté et sa valeur.Tout en parlant, elle l'avait été chercher et le déployait à présent devant nous, et c'était effectivement un rêve de soie étincelante qui se coulait comme une rivière de feu sous nos yeux éblouis.
— Caroline, je ne pourrais porter une telle robe...
— Bien sûr que si, mon amie. Comme je le pressentais, tu seras resplendissante dans pareille tenue... Madame Mathilde, je vous l'achète, et je vous demande de réaliser l'impossible avec cette étoffe : une robe qui soit à la fois terriblement décadente et tout à fait respectable. Mademoiselle Brookehurst devra être le point de mire de tous les regards en portant cette robe, sans que nul ne puisse mettre sa vertu et sa dignité en doute. Elle devra être livrée sous une dizaine. Pouvez-vous relever ce défi ?Mon cœur fébrile battait de joie et d'incrédulité alors que je contemplais le luxueux tissu qui ondoyait lascivement sur la table ; si la fortune de mon père m'avait toujours permis de m'habiller des plus belles toilettes, la jeune fille bien élevée que j'étais n'aurait jamais, ne serait-ce que songé ! à choisir une étoffe si flamboyante pour paraître en public. Je ne pus toutefois m'empêcher de songer – oh, quelques secondes seulement ! – à la moue insolente de Hugh Daniels, qui n'aurait pas le choix que de constater ce qu'il avait perdu en me voyant dans pareille robe, lors du bal que prévoyait d'organiser Caroline. Relevant la tête, je croisais les yeux vifs de Madame Mathilde, que le défi lancé par la vicomtesse semblait réjouir au plus haut point, et le sourire fier et rassurant de mon amie. Alors, je me souvins que j'étais à Londres, et que sous les dehors de la jeune fille bien élevée que j'étais, mon sang bouillonnait d'envie et d'impatience. Je suis à Londres, et ma vie commence enfin.
— J'ai grand hâte de voir la merveille qui jaillira de votre atelier, Madame Mathilde, affirmai-je, le menton haut.
La couturière s'était retirée pour quelques minutes dans son arrière-boutique, à la recherche des différents coupons et accessoires qu'elle souhaitait nous présenter avant que nous ne confirmions nos commandes, lorsque la clochette de la porte d'entrée tintinnabula joliment. Une femme d'environ trente ans, altière et superbe, venait de pénétrer dans la boutique, emplissant les lieux de son parfum capiteux et de sa présence magnétique.
— Lady Gifford, quel plaisir de vous rencontrer ce matin... Voilà plusieurs semaines que nous ne nous étions croisées. Depuis, je crois, le bal donné par la comtesse d'Ashburnham ?
VOUS LISEZ
L'Appel du couchant
Historical FictionDerrière les fenêtres blanchies par le givre de sa demeure, Olivia Brookehurst n'attend qu'une chose : que sa vie commence enfin. Aussi, quand son amie Caroline l'invite à séjourner à Londres pour la fin de la saison, elle n'hésite pas une seconde...