Quelques jours plus tard, Caroline nous embarqua, Amy et moi, dans sa voiture pour nous rendre à Chelsea, où Lady Mary Somerset, l'une de ses amies proches, organisait une vente de charité. Cette dernière nous témoigna d'un plaisir sincère de nous accueillir à Beaufort House :
— Je suis si heureuse d'enfin vous rencontrer ! Caroline m'a maintes et maintes fois parlé de vous... tant et si bien qu'en réalité, j'ai l'impression que nous sommes déjà de vieilles amies !J'appréciai aussitôt la jeune femme, qui venait d'épouser le beau et fringant duc de Beaufort et qui nous confia, moitié figue, moitié raisin, prier tous les soirs pour ne point subir le même destin que les deux premières duchesses – mortes toutes les deux en couches après seulement trois ans de mariage. Je me sentis pâlir légèrement, ne sachant comment réagir à cette réflexion qui tout à la fois réveillait ma révolte quant à l'étroitesse de nos destins de femme, convoquait parmi nous le spectre des enfants perdus par Caroline et laissait planer l'ombre d'une inquiétude sur le devenir proche d'Amy.
Heureusement, mes amies ne semblaient pas partager ma gêne ou étaient en mesure de la masquer avec un naturel confondant, et Lady Somerset nous proposa de boire un verre de petite bière, servie par un domestique attentif qui se tenait derrière une table chargée d'une profusion de gourmandises. A quelques pas de nous, un quatuor de cordes interprétait des contredanses avec un talent relatif – à leur décharge, personne n'apparaissait d'humeur à danser, en cet après-midi où la vente de charité semblait surtout un prétexte au bon entretien de ses relations sociales.
— La vente à l'encan devrait commencer dans moins d'une heure, précisa la duchesse de Beaufort en nous indiquant, de son éventail d'ivoire et de dentelle noire, la porte de la salle de réception. Toutes les œuvres sont exposées au préalable, et je vous invite à aller vous rendre compte de leur qualité !
— Ne me disais-tu que la livraison depuis la France avait pris du retard ? s'enquit Caroline.
— Si, fait. Comme je te l'avais mentionné, j'ai été fort inquiète durant près d'une quinzaine, car l'on me laissait sans nouvelles suite à un retard dans le chargement du navire – et vous savez comme les relations diplomatiques avec le royaume de France peuvent être versatiles ! Par ailleurs, après la traversée, on nous a rapporté une effraction dans la réserve de Wapping où elles avaient été entreposées avant que d'être amenées ici... Mais, en définitive, tout s'est dénoué, l'ensemble des œuvres est arrivé à bon port, et je suis tout à fait réjouie que nous puissions aujourd'hui proposer cette vente d'art de grande valeur !
— Mary et moi-même sommes extrêmement investies dans la création d'un établissement pour l'éducation des jeunes filles désargentées et illégitimes de la noblesse, reprit Caroline, les yeux soudain rendus pétillants par l'exaltation. Les profits de cette vente, qui fait la part belle à la peinture française et italienne – oh, je suis certaine que tu y trouveras ton compte, Olivia ! –, contribueront au capital nécessaire pour la mise en œuvre de ce projet.
— Quelle idée brillante ! Quel beau projet ! m'exclamai-je, absolument ravie par ce que je venais d'entendre. Petite cachottière ! Comment se fait-ce que tu ne nous en aies pas encore parlé ?
Lady Somerset se mit à pouffer derrière sa main, sans grande discrétion et s'attirant par là les regards surpris de certains de ses convives, tandis que Caroline eut un haussement d'épaules mutin.
— L'occasion ne s'était pas encore présentée, éluda-t-elle, innocemment. Le sujet me tient à cœur, notamment en raison de mon histoire familiale...La mère de Caroline était issue de l'union illégitime de Lord Charles Sackville, comte du Dorset du Middlesex, avec une actrice, et elle avait beaucoup souffert de ne pouvoir bénéficier de l'éducation et de la reconnaissance à laquelle, en tant que fille de comte, elle estimait avoir droit. Quelques années plus tard, elle avait reporté ses ambitions sur sa propre fille, imposant à Caroline une éducation complète, mais drastique, qui lui avait permis de faire une entrée remarquée en société et de connaître un succès certain auprès de partis intéressants. Ainsi, lors que le jeune vicomte de Meursdale, que Caroline appréciait poliment, avait manifesté son intérêt, la mère de mon amie ne lui avait laissé d'autre choix que de l'épouser. Fort heureusement, Caroline avait appris à aimer Archibald Gifford, qui lui restait entièrement dévoué depuis plus de quatre années qu'ils étaient mariés.
— ... et nous avons commencé à échafauder ce qui nous semblait alors n'être qu'une jolie fantaisie quelques mois avant le mariage de Mary, alors qu'elle revenait de France.
— J'y ai, en effet, eu l'occasion de visiter la Maison royale de Saint-Louis, cette maison d'éducation que Madame de Maintenon a fondée à Saint-Cyr pour les jeunes filles de la noblesse pauvre, compléta Lady Somerset.
— Il nous a semblé que c'était là une initiative à valoriser et que nous pourrions tenter d'importer en Angleterre. L'éducation est la clé de tout, surtout lorsque l'on naît femme en ce monde régi par les règles des hommes. Alors, puisqu'il faut bien commencer quelque part, nous avons constitué un petit comité de femmes, appuyées par certains de nos maris, pour initier la création de la première maison d'éducation des filles de la noblesse désargentée d'Angleterre. La jolie fantaisie est, de fait, en train de devenir un beau projet !
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L'Appel du couchant
Historical FictionDerrière les fenêtres blanchies par le givre de sa demeure, Olivia Brookehurst n'attend qu'une chose : que sa vie commence enfin. Aussi, quand son amie Caroline l'invite à séjourner à Londres pour la fin de la saison, elle n'hésite pas une seconde...