Intermezzo 3

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— Mr. Daniels, vous semblez pleinement rétabli, à présent...
Si j'acquiesce à la constatation de la vicomtesse de Meursdale, je retiens malgré tout une grimace amère en songeant à l'aspect effroyable de ma jambe, dont je doute qu'elle retrouve un jour forme réellement humaine.
— Je me sens, effectivement, en bien meilleure forme. Vous savez que je revenais de loin, mais notre chère Amy réalise des miracles.
— Je me dois de le confirmer... glisse William.
Ses lèvres s'étire en un sourire madré, alors qu'Amy, assise à son côté, rosit autant de confusion que de joie. Nous sommes tous réunis chez elle, à Brynfield Manor, pour fêter l'annonce de ses fiançailles avec mon meilleur ami, qui lui a fait sa demande en toute intimité le soir de la Noël.
— Il est donc temps de porter un toast ! s'exclame James, avec son éternelle gouaille.

Il bondit sur ses pieds, suivi par le reste de l'assemblée ; il ne faut que quelques secondes de plus pour me redresser sous la double flamme du regard d'Olivia. Elle est assise face à moi, dans une robe de soie bleu barbeau que je ne lui connaissais point. Son visage est de porcelaine, mais ses yeux brûlent d'un feu dont je n'oserais ne serait-ce que rêver qu'il me soit destiné. Faisant taire la bête qui semble s'éveiller dans mon ventre et se nourrir de ce fol espoir, je me concentre sur le discours que James vient de commencer :
— A la future comtesse de Richbury, que j'ai eu l'insigne honneur de courtiser durant notre jeunesse mais dont je ne regrette point d'avoir échoué à remporter son cœur, au grand dépit de mon paternel ! Si Amy sait présider à sa propre destinée, c'est pourtant à la bonne fortune d'avoir rencontré ce mystérieux comte qu'elle doit aujourd'hui ce visage épanoui et cette force sereine qui émane d'elle. Tu le mérites, Amy ! ajoute James, s'inclinant dans une courbette amusée sous les rires d'Amy et de Caroline. A toi !
— A Amy ! répétons-nous en levant nos coupes de vin de Champagne.

Je déguste une longue gorgée du pétillant nectar avant que de prendre la parole.
— Je lève mon verre au comte de Richbury. James parlait d'insigne honneur, ce que je trouve parfaitement approprié, mais... la gloire ne retiendra point que j'aie usé du même vocabulaire que ce coquin ! Laissez-moi donc témoigner de... disons, l'immense fierté – oh, comme cela parait convenu et indigne de la réalité ! – qui est la mienne d'appeler William mon ami, mon frère. C'est un homme de bien comme il en existe peu. Je n'oublierai jamais ce que nous avons traversé ensemble, ni ce qu'il a fait pour moi, assuré-je, sentant ma gorge se serrer sous le coup de l'émotion. Vous ne pouvez imaginer le nombre de fois où il a sauvé ma misérable carcasse !
— Cela vaut à peine pour toutes celles où tu as sauvé la mienne... grommelle William.
— Le voir aujourd'hui si heureux m'emplit d'une joie incommensurable ; pour cela, Amy, je te dis merci, du fond du cœur. Je n'osais espérer qu'un jour, ce vieux singe trouverait la personne qui saurait apaiser ses maux et lui redonner foi en l'existence... et en l'amour. Et pourtant ! William, le meilleur reste à venir. A toi !
— A William !

*

La voiture qui me ramène à Creston House traverse la lande gelée, néanmoins je reste insensible à la beauté du spectacle qui s'offre à mes yeux. Le chauffeur a marmonné quelques mots après m'avoir aidé à monter, mais il est d'un naturel taciturne. En cet instant, cela me convient tout à fait, car cela me laisse le loisir de reporter mes pensées vers celle qui ne les a point quittées depuis plusieurs semaines. Nous ne nous sommes guère vus, ces derniers temps : ma guérison qui s'est accélérée et les péripéties ayant mené au retour de William, puis à ses fiançailles avec Amy, ont bouleversé la douce régularité de ses visites d'innocente garde-malade.

Olivia me manque plus que je ne me permets de l'avouer et, à l'heure la plus sombre de mes insomnies, lors que ma jambe m'élance à en hurler, lors que je tourne et me retourne sur ma couche à la recherche d'un sommeil qui ne daignera venir, c'est son visage ivoirin qui émerge de l'obscurité. Parfois, mon esprit s'égare à imaginer sa main dans la mienne, ma bouche sur sa peau et son corps sous mon corps...

Alors, il me faut revenir à la réalité. Serrant les dents ou les poings, je me force à me rappeler que cette lubie sera sans lendemain. Olivia Brookehurst est une héritière appelée à faire un beau mariage, or ma fortune – si conséquente soit-elle – ne remplacera jamais une absence de titre. Et, quand bien même, par je-ne-sais quel miracle, sa famille ne s'opposerait point à une union avec un contrebandier, fils d'un charpentier de marine et d'une cuisinière, la vie que j'ai à lui proposer n'est pas de celles qui conviennent à une jeune femme si bien née. Je ne peux lui offrir ni la chaleur d'un foyer, puisque mon navire est le seul qui me soit propre, ni la sécurité d'une situation : trop souvent, mes diverses activités – officielles comme officieuses – m'amènent à risquer une peau dont je ne faisais guère de cas avant que de la rencontrer... Pourrait-elle supporter de s'unir à un moins que rien, sans ancêtres ni naissance, et les ricanements hypocrites des vipères aux gorges chaudes ? Pourrait-elle accepter de vivre une partie de l'année aux colonies, loin de sa famille et de ses amis ? Pourrait-elle se contenter d'une vie d'errance et d'inconfort ? Pourrait-elle tolérer que son époux trempe dans des affaires dangereuses, avec le risque que son nom de femme et sa réputation se voient un jour rigoureusement noircis ? Pourrait-elle se satisfaire de l'inquiétude permanente de ne savoir si l'homme qu'elle a épousé rentrera chez lui bien vivant, ou bien les pieds devant ?

Je laisse échapper un ricanement amer. Non, bien sûr que non, Olivia ne peut s'abaisser à tant de sacrifices pour un homme tel que Hugh Daniels. Elle rencontrera un homme de bonne naissance et de bonne réputation, certainement un baron ou un comte, qui saura débattre avec elle des noms des meilleurs castrats d'Italie, qui lui offrira la chaleur d'un foyer poli par des générations d'ancêtres respectables, ainsi que la sécurité sociale de son irréprochable lignage... Ces hommes ne valent pas mieux que d'autres ; ils valent même souvent bien moins que certains que l'on ne considérera jamais. Je les connais bien, ces hommes ; j'ai trop eu à souffrir de leur outrecuidance, j'ai trop perdu face à leur morgue insolente. J'ai perdu mon père, et j'ai failli perdre la vie. Et jusqu'à maintenant, j'ai bien cru que j'avais tenu ma revanche sur ces hommes : mes différentes activités les forcent désormais à me considérer comme leur égal, comme leur partenaire ou comme leur créancier, et bien souvent, je m'amuse à les duper pour mieux les déchoir. Je n'aime rien tant que de saisir le moment où leur arrogance naturelle se mue en désespoir, lors qu'ils comprennent qu'ils ont trop joué... et tout perdu au profit d'un homme moins bien né, mais ô combien plus malin.
Je n'ai que mépris pour eux. Mais, comme la société attend d'une femme comme Olivia qu'elle épouse ce genre d'hommes, alors il faudra bien qu'elle soit malheureuse avec l'un d'entre eux plutôt que malheureuse avec Hugh Daniels.

Dans la lande où l'obscurité recouvre les nappes de givre et des amas de neige durcie, sans me préoccuper du chauffeur qui mâchonne sa pipe en donnant mollement de la rêne au cheval de trait, je comprends que ce combat est perdu d'avance. Malgré ce que j'ai voulu croire, malgré ce que j'ai osé rêver, il l'a toujours été. Alors, je hurle la colère et le désespoir qui sont montés en moi, comme jaillirait la lave d'un volcan que l'on croyait à jamais éteint.

L'Appel du couchantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant