La porte s'ouvrit sur une salle dont l'atmosphère enfumée ne parvenait point à masquer l'état misérable. Le plancher aux lattes disjointes laissait apparaître la terre battue se trouvant dessous, et la peinture grêlait les murs de cloques et d'écailles de formes diverses et variées depuis, certainement, de nombreuses années. Un feu malingre dans la cheminée et une poignée de bougies peinaient à percer la pénombre jaunâtre : les rares fenêtres comptaient toutes des carreaux remplacés par du papier huilé, qui éteignait toute lumière provenant de l'extérieur. Des murmures bourdonnants et des rires boursouflés, entrecoupés par le cliquètement de la vaisselle et déchirés par les interjections tonitruantes de l'aubergiste, tapissaient les lieux d'une musique sinistre. Les yeux piqués par les relents nauséabonds de la cuisine, auxquels se mêlaient les effluves âcres de générations de corps fatigués et l'odeur désagréable du tabac à pipe froid, j'étouffai un toussotement dans mon poing. Devant moi, enveloppé dans une longue cape passée et percée de trous de mites, Lord Harley ne paraissait absolument pas déstabilisé par l'ambiance lugubre de la taverne dans laquelle nous venions de pénétrer ; il s'avança d'un pas traînant vers le comptoir où attendait un jeune garçon dont la figure constellée de taches de son n'avait pas dû voir d'eau depuis au moins une lune. Derrière lui, un large escalier descendait vers ce qui devait être le couloir des chambres – j'avais constaté en arrivant que l'établissement tirait profit de la différence de niveau entre la rue et le quai à proximité, était construit sur deux étages, celui de la taverne se trouvant au niveau de la rue.
Alors que Lady Powys et moi suivions le comte d'Oxford et de Mortimer à pas mesurés, la nuque baissée, j'aperçus deux silhouettes silencieuses qui se découpaient péniblement dans le clair-obscur des lieux, courbées sur une table branlante sur laquelle l'une d'entre elle claqua son godet. L'homme – qui n'avait point quitté son chapeau, ce qui me permit de déterminer son sexe sans pouvoir distinguer ses traits – émit un renvoi aussi gras que sonore qui me résonna à l'oreille comme s'il se fût trouvé juste derrière moi. Je frissonnai de dégoût alors que son compère lui répondait d'un croassement grinçant qui devait lui tenir lieu de rire.
— Mais qu'est-ce donc que ce qu'ils boivent ? maugréai-je pour moi-même.
Lady Powys tourna furtivement la tête en leur direction, avant que de m'adresser un regard que je ne sus déchiffrer.
— Leur boisson n'a d'autre nom que solitude, exposa-t-elle à voix basse. C'est la dignité qu'il reste à ces pauvres diables de pouvoir la consommer sans être tout à fait seuls.
— Les connaissez-vous ? lui demandai-je, fort naïvement, avisant que ma compagne était plus proche d'eux que je ne l'étais, et qu'elle avait pu les reconnaître.
— Nul besoin de cela : il est de ces malheureux dans chaque taverne de ce monde...
C'est alors que, se tournant à demi vers nous, Lord Harley nous désigna d'un geste de la main au galopin qui tenait le comptoir.
— Je suis avec mon épouse et ma belle-fille. Notez bien qu'elles ne parlent ni ne comprennent un traître mot d'anglais, donc ce n'est pas la peine de perdre votre temps à essayer de leur causer. Mais revenons à nos moutons, mon gars : vous avez bien deux chambres à nous louer ? Fort bien, faites-y monter nos malles ! Et servez de quoi désaltérer mes femmes pendant que je vous accompagne !
Nous fûmes bientôt tous trois attablés devant un ragoût de lapin à l'aspect aussi peu engageant que son odeur, au milieu d'une salle presque vide : moins d'une quinzaine d'hommes – aucune femme ne siégeait parmi eux – avaient décidé de passer leur soirée dans cette gargote et, du peu que j'en avais vu, ils arboraient tous une mine, au mieux patibulaire, au pire résolument effrayante. Levant les yeux sur Lord Harley qui me faisait face, je constatai qu'il se fondait aussi bien dans le décor que dans son rôle ; les sourcils froncés, la bouche durcie, il paraissait faire honneur à la mauvaise chère qui nous avait été servie, aussi à l'aise dans cet environnement, avec ses deux coudes bien plantés sur le plateau de bois sale, qu'il devait l'être en conseil des ministres ou qu'il l'avait été dans le salon de Lady Powys, quelques heures plus tôt.
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L'Appel du couchant
Ficción históricaDerrière les fenêtres blanchies par le givre de sa demeure, Olivia Brookehurst n'attend qu'une chose : que sa vie commence enfin. Aussi, quand son amie Caroline l'invite à séjourner à Londres pour la fin de la saison, elle n'hésite pas une seconde...