Intermezzo 1

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Je vois sa silhouette menue poindre à l'horizon de l'allée sablonneuse et, déjà, j'oublie la douleur inexorable qui caparaçonne mon corps et m'enclos dans cette chambre depuis de trop longues semaines. J'oublie mon ennui, j'oublie mon désespoir d'un jour retrouver le pont de mon navire. J'oublie les nuits troubles où les cauchemars deviennent plus vrais que nature et où il me semble à nouveau mourir, fracassé par les flots tempétueux, déchiré par la colère des dieux de la mer. Sait-elle à quel point ses visites m'aident à me rétablir ? Sait-elle que c'est elle qui me redonne foi en la vie, quand mon esprit est trop faible pour espérer de meilleurs lendemains ?

Comme à son habitude, son pas est vif alors qu'elle se rapproche, et je me plais à imaginer ses pommettes rougies par le froid, telles deux adorables petites pommes que l'on ne pourrait se retenir longtemps de croquer. Fait inédit, elle est seule ; cette constatation vient chatouiller mon cœur d'une bien agréable manière et, soudain, il me semble que son parfum épicé flotte déjà dans la chambre.

Serrant le poing sur la canne qui m'aide à faire quelques pas pénibles entre les quatre murs de cette pièce, je retourne m'étendre dans le lit défait – elle me tancerait d'ainsi me fatiguer à quitter ma couche. L'espace d'une seconde, le poids de mon corps se porte sur ma jambe blessée, et je ne peux m'empêcher de laisser échapper un hurlement de douleur. Alors, je prie pour qu'il ne soit arrivé jusqu'à elle.

Enfin, la porte s'ouvre, et son sourire emplit la pièce toute entière. Elle porte cette robe qui lui va si bien, une robe de laine grise, rayée de rouge, qui bruisse délicieusement au moindre de ses mouvements.

— Bonjour, Mr. Daniels... murmure-t-elle, de son timbre légèrement fêlé qui n'a pas encore atteint la pleine maturité de ses graves.

— Bonjour, mademoiselle Brookehurst... Vous êtes, encore une fois, bien aimable de continuer de rendre visite au pauvre convalescent que je suis.

— Ne vous dénigrez point ainsi ! Vous n'êtes ni grabataire, ni sénile, et j'ai grand plaisir à nos conversations. Comment vous sentez-vous, aujourd'hui ?

— Bien mieux depuis que vous êtes arrivée, souris-je.

La récompense vient aussitôt : les yeux sombres d'Olivia se mettent à pétiller, ce qui leur donne une profondeur soudain vertigineuse. Oui, je pourrais me perdre dans ce regard-là.

— Comment se fait-ce que votre frère ne soit pas avec vous ?

— James a dû accompagner notre père à Poole ; un de nos navires serait arrivé au port sans sa cargaison. Madre étant absente, et ma petite sœur punie pour avoir repeint les murs de sa nursery, rien ne me retenait à la maison... et personne ne pourra s'offusquer de ce que j'aie été seule en votre compagnie. Seriez-vous déçu que James soit absent ?

Elle hausse l'un de ses sourcils en aile d'oiseau, prête à affronter l'éventuelle déception. Pour la rassurer, je pose ma main sur la blanche sienne qui repose sur l'accoudoir du fauteuil. Elle est douce, sous ma paume calleuse de marin, et elle vibre d'une énergie, d'un appétit de vivre, qui me va droit au cœur.

— Du tout, mademoiselle Brookehurst. Bien au contraire, après nos nombreuses réunions avec James et Amy, je suis heureux d'avoir cette occasion de mieux faire votre connaissance... et soyez rassurée ! dans mon état, il ne pourra être dit que j'aie attenté à votre honneur !

Elle se met à rire, et je m'émerveille de la mélodie de sa gaieté. Décidément, tout en elle est musique : ses jupes bruissent, son rire chante... sa voix berce ou bien gronde. Et puis, il y a son regard. Le regard qu'Olivia porte sur le monde est franc, vrai, entier. Elle n'affecte ni la simplicité, ni la pudeur ; elle jauge sans juger, avec l'acuité d'une vieille âme. Cependant, je lis parfois, tapies au fond des prunelles si sombres qu'elles en paraissent noires, les volutes d'un tourment qui ne dit pas son nom et, alors, je me rappelle qu'elle n'a pas encore vingt ans. Oui, ses yeux, aussi, sont musique. Ils fredonnent un air que j'aspire à entendre un jour.

La nuit est tombée et, pour tromper la mélancolie dans laquelle le départ d'Olivia m'a plongé, réveillant avec elle les terribles douleurs dont je suis perclus, j'ai entrepris la rédaction d'une lettre à mon frère cadet. Toutefois, malgré l'attachement profond que j'éprouve pour Amos et la joie qui est la mienne de pouvoir, à présent, rester assis suffisamment longtemps pour lui écrire, je ne parviens pas à garder mes pensées concentrées sur ma tâche. Comme une embarcation à la dérive, mon esprit s'enfuit pour rejoindre la jeune femme dont le parfum imprègne encore l'atmosphère de la chambre.

Nous avons passé plus d'une heure délicieuse ensemble, et sa présence bienfaisante a agi sur moi comme le meilleur des remèdes (qu'Amy ne me tienne rigueur de ces mots !). Pendant ce temps, pas une seule fois je n'ai pensé à ma jambe si abîmée, dont l'inquiétude de savoir si elle me permettra un jour de reprendre la mer me taraude pourtant, sans répit depuis que je me suis réveillé après ce funeste accident. Olivia est une demoiselle dont l'intelligence affûtée n'a pas été érodée par son éducation – parfaite – de jeune héritière, et j'ai eu beaucoup plaisir à discuter avec elle de la vie aux Indes occidentales comme du métier de négociant de commerce, que je partage avec son père. Nous ne sommes pas du même monde ; si les gentlemen anglais font généralement fi de ma naissance, rassurés comme ils le sont par ma réussite financière et ma fréquentation assidue de leurs clubs, ils apprécient toutefois que leurs femmes et filles ne me regardent point de trop près. Je le sais, et c'est là ma plus grande force que de réussir à le garder à l'esprit, malgré les apparences que je m'offre avec ma fortune : jamais ils n'oublieront que ma société est en deçà de la leur... et jamais jen'oublierai ce que j'ai dû souffrir de cette différence de statut. Olivia, elle, ne fait cependant pas grand cas de cette différence de statut. Cela ne semble poser nul problème non plus à son frère James, que j'apprécie par ailleurs : il peut se targuer d'une tête bien faite et d'une résistance insolente au rhum, deux qualités que j'estime beaucoup chez un homme et qui font, selon moi, un partenaire de qualité pour les affaires !

Longtemps, je l'ai regardée s'éloigner dans le crépuscule. Elle ne s'est jamais retournée pour saluer la pauvre âme, derrière la fenêtre, qui se languissait déjà d'elle. Oh, bien sûr, je me suis senti stupide, de l'observer, ainsi désespéré, tandis qu'elle disparaissait à ma vue ! Voilà qui convoquait le souvenir de la silhouette de ma chère Mayora ; elle aussi, je l'avais maintes fois regardée me quitter pour retourner à ses obligations maritales. Elle s'enfuyait dans des tourbillons de tissu chatoyant, sans un regard pour son amant, jalousement assigné derrière une fenêtre à croisée qui ressemblait étrangement à celle de ma demeure actuelle...

Une goutte d'encre s'écrase sur le papier. Je lâche un juron, reprenant contact avec la réalité – et avec la douleur qui irradie de ma jambe. L'épuisement s'empare de moi, il ne m'est plus possible d'espérer écrire cette lettre, sur laquelle je pose un œil dépité. Le butin est maigre : sept lignes et une bavure qui a éclaboussé l'ensemble de la feuille. Devant mon regard qui se brouille, les petites taches d'encre se mettent à danser comme une mer démontée. Le mugissement furieux des vagues bat à mes oreilles. Je me lève, fébrile, accroché à ma canne comme au bastingage de mon navire, mais le pont se dérobe sous mes pieds. Avant que de sombrer dans les flots déchaînés, il me semble discerner à la surface de la mer le visage souriant et l'épaisse chevelure d'une jeune femme qui ne m'est point inconnue.

L'Appel du couchantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant