Chapitre 2 - Partie 2

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Assise devant le clavecin, j'ignorais délibérément les œillades taquines de James, qui accordait son violon, et les gestes de la main, pourtant peu discrets, de ma petite sœur. Mon attention était toute entière portée sur mes parents qui échangeaient à voix basse près de la cheminée ; si ma mère, penchée sur son époux, me jetait de temps à autres des coups d'œil éloquents, mon père, assis dans son fauteuil favori, ne quittait point du regard le chat de la famille. Il avait posé sur ses cuisses robustes le coussin favori d'Orfeo, qui ronronnait en palpant son bonheur sur le velours élimé.

A ma grande frustration, je ne parvenais à entendre le moindre mot de leur conversation et ce fut avec un soupir bruyant que je finis par appliquer mes mains sur les deux claviers de mon instrument. Il protesta bruyamment, bientôt imité par Alice et James. Ma mère, enfin, se leva pour sortir sa viole de gambe de son étui. Cependant, Père se contenta de lever son visage buriné vers moi, avec un air énigmatique qui me donna envie de hurler. Mais de quel droit se permet-il de me laisser mijoter ainsi ! N'a-t-il point compris que je mourrais de devoir rester ici ? Oui, j'en mourrais... Il ne peut me le refuser. Il ne peut me le refuser, sinon je partirai ! Voilà, ma décision est prise, je partirai. J'embarquerai sur n'importe quel navire à destination de l'Europe, je rejoindrai ma famille à Venise et, de là, je me consacrerai à la vie qu'il me chantera de mener. Si, en un autre contexte, j'aurais tout à fait eu conscience de la faiblesse – voire de la puérilité – de cette décision, à cet instant précis, la formuler me fit du bien.
Ragaillardie, je soutins avec morgue le regard de mon père en joignant, avec peut-être un peu trop d'énergie, la viole de gambe et le violon qui avaient attaqué la Sonata in re minore d'Antonio Vivaldi.

Ces rares soirées en famille, dont le nombre avait encore diminué depuis que James avait atteint l'âge d'homme – et, de fait, découvert des occupations au moins aussi intéressantes, mais ô combien moins respectables ! – tenaient une place particulière dans mon cœur par leur caractère privilégié et affectif ; ma mère nous avait très tôt inculqué son amour de la musique, nous enseignant personnellement ses connaissances de la pratique du violon et du clavecin, et nous avions commencé à jouer pour notre père bien avant la naissance d'Alice. Si ma petite sœur n'avait point, malgré de nombreuses tentatives, montré de talent pour un quelconque instrument, elle s'était très tôt révélée douée pour le dessin et, en plus des nombreuses heures qu'elle consacrait chaque jour à la peinture à l'huile ou à l'aquarelle, elle prenait plaisir à immortaliser ces soirées à la sanguine : Madre, toujours rayonnante au-dessus de sa viole de gambe ou de sa guitare à chœurs, James, les yeux clos sur son violon auquel il arrachait des lamentos bouleversants et notre père avec son profil d'aigle et ses yeux perçants, qui se laissait aller à une émotion qui le touchait avec une intensité rare sans jamais qu'il ne l'exprime à voix haute.

Si je mettais toujours beaucoup de cœur à tirer le meilleur de mon instrument lors de ces délicieuses soirées où nous interprétions les œuvres des plus grands compositeurs européens – et tout particulièrement des plus grands compositeurs vénitiens ! –, ce soir-là, je jouai avec un engagement peu commun. Lorsque la sonate se termina, mes joues échauffées et mes doigts tremblants continuaient de témoigner de la passion et du tourment qui m'avait animée tour à tour lors de l'exécution du morceau.
Bravi, me amori ! s'exclama notre mère en se redressant sous les applaudissements nourris d'Alice et de Sir Richard. Vous avez été splendides ! Je crois bien que nous n'avons jamais mieux interprété cette Follia !
Son sourire de fierté se perdit dans la poitrine de James, qui la dépassait de près de deux têtes mais qu'elle serrait contre elle comme s'il n'avait encore qu'une poignée d'années, dans un mouvement de spontanéité toute latine qui fit naître un rire dans la gorge de mon frère.
— Et toi, alors, mia fiola... me chuchota-t-elle à l'oreille lorsqu'elle me prit à mon tour dans ses bras. S'il y avait, peut-être, un peu trop d'emphase sur ton entrée, tu semblais jouer comme si ta vie en dépendait !
— Je crois bien que c'était, à peu de choses près, le sentiment qui m'animait... murmurai-je très bas, emplissant mes narines de l'odeur bien-aimée d'épices et d'encens des cheveux de ma mère.
Elle se détacha de moi et, les mains sur mes bras, m'adressa un clin d'œil de conspiratrice.
Te vedarè, Olivia. Tuo papà va accéder à ta demande. J'ai fait en sorte de le convaincre !
A ces mots, je sentis ma poitrine se gonfler d'espoir et j'adressai un sourire débordant d'amour à cette mère singulière qu'était Bianca Grimani. Au-dessus de son épaule, je devinai le regard acéré de mon père qui ne me quittait point des yeux.

L'Appel du couchantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant