Chapitre 9 - Partie 1

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Légèrement fébrile après m'être laissée déborder de la sorte par ma frustration envers Hugh Daniels, je m'autorisai un verre du délicieux rhum infusé de fruits exotiques qui était servi ce soir-là. Comme espéré, il me remit d'aplomb, et je fus en mesure d'offrir une joue tout à fait fraîche et apaisée à la bise joyeuse de Lady Mary Somerset avec qui je passais de délicieuses minutes à converser sur le beau projet qu'elle menait avec Caroline.

— Les travaux de Hartford Park doivent commencer incessamment sous peu, et nous espérons pouvoir accueillir une première classe d'une quinzaine de jeunes filles dès l'automne prochain, me confia-t-elle.
— Quel enseignement y recevront-elles ? m'enquis-je.
— Tout ce qui leur sera nécessaire pour entrer dans le monde à la suite de leur éducation, et pour faire un mariage convenable ; elles y apprendront la lecture, l'écriture, le calcul, le catéchisme et le latin, puis l'histoire et la géographie, et enfin, l'enseignements des arts !
— Vous leur offrirez là les armes essentielles pour se jouer des aléas de la fortune qui, nous le savons, peuvent être terribles pour notre sexe.
— D'aucuns considèrent qu'il faut à tout prix éviter, si je puis me permettre de parler ainsi, de farcir la tête des jeunes filles de tant de savoir : au-delà de leur donner des idées inconvenantes, cela leur générerait de la frustration. Elles risqueraient de se mettre à rêver trop haut et trop grand pour elles qui doivent garantir la bonne marche de notre société en rester bien sagement à leur place... grinça la duchesse de Beaufort.
— Foutaises ! m'exclamai-je, peut-être un peu trop fort considérant les regards appuyés que cette sortie m'attira. En tant que femmes, il nous faut jouer un jeu dont les règles n'ont pas été écrites pour nous... repris-je sur un ton plus discret. Si j'étais audacieuse, j'affirmerais même que ces règles semblent parfois avoir été écrites contre nous. Or, nous sommes tout aussi nécessaires à la bonne santé de notre civilisation que ces hommes qui la régissent.
— Il est effectivement nécessaire que nous soyons toujours plus nombreuses à avoir un socle de connaissances qui nous permette de faire les meilleurs choix, de nous dessiner la meilleure destinée possible... acquiesça Lady Somerset. Mademoiselle Brookehurst, ce fut un plaisir d'échanger avec vous, mais je crois que ce délicieux bavardage touche à sa fin : je vois ce cher comte de Lincoln se diriger vers nous, et son sourire ne laisse aucun doute sur son invitation. Profitez bien de votre danse avec cet homme ; il est parmi les plus aimables que je connaisse.

Elle me laissa avec un sourire entendu, et je me retrouvai face à celui, plus espiègle, de Henry qui me tendait la main. Le sang fouetté de ravissement, je l'acceptai avec un gracieux signe de tête, et nous nous plaçâmes au bout de la ligne de danse. A mon grand agacement toutefois, dans les quelques secondes avant que les musiciens ne se mettent à jouer, je remarquai que nous ne nous trouvions qu'à quelques pieds de la personne que je souhaitais le plus éviter ce soir-là. Dans ce coin de la salle, Hugh Daniels parlementait avec Sir William Wyndham, le secrétaire à la Guerre auquel j'avais été présentée un peu plus tôt, ainsi qu'avec d'autres hommes qui arboraient une mine bien sérieuse pour une soirée de réjouissances telle que celle-ci.

Je résolus de ne point prêter attention au contrebandier et me réjouis lors que résonnèrent les premières notes de la danse. Malheureusement, même si Lord Clinton était un partenaire fort plaisant, le rythme enlevé de cette forlane ne nous permettait point d'être trop proches l'un de l'autre et mes pensées dérivèrent de nouveau vers Hugh. Ma volonté n'étant décidément pas à la hauteur de ma curiosité, je jetai bientôt en sa direction un, puis deux, puis plusieurs coups d'œil, à la dérobée et au gré de la chorégraphie.
Toutefois, je n'avais point dû être discrète que je le pensais : alors que je lui coulai une nouvelle œillade au détour d'une volte, ma cible me renvoya un regard narquois qui me fit violemment rougir d'être ainsi prise sur le vif. Henry sembla percevoir mon trouble, car il jeta à son tour un regard vers Hugh Daniels.
— Ce gentleman vous poserait-il quelque tracas, Olivia ? me questionna-t-il, l'air suspicieux alors que nous nous rapprochions à la faveur d'un pas jeté.
— Non point... bredouillai-je, mais je vous remercie de vous en inquiéter.
— Sauriez-vous me dire de qui s'agit-il ? Nous n'avons encore point eu l'heur d'être présentés... et pourtant, je crois l'avoir déjà croisé en société, il y a quelques années.
— Son nom est Hugh Daniels, il est associé au comte de Richbury dans ce qui me semble être une florissante affaire de commerce avec les Indes occidentales.

Je me félicitai intérieurement pour le ton posément détaché avec lequel j'avais formulé ma réponse. Mais, alors qu'il terminait une figure délicieusement exécutée, mon cavalier m'adressa un sourire étrange :
— Aviez-vous remarqué qu'il n'a de cesse de vous chercher du regard depuis le début de cette soirée ?
La surprise manquant me faire rater mon pas de sissonne, je donnai le change en arquant mon sourcil droit exagérément haut, en ce que j'espérais être un excellent signe de dédain :
— Tiens, donc ? Non, je crains ne l'avoir point remarqué. Nous nous connaissons certes depuis quelque temps, mais notre relation s'en est toujours tenu au champ de l'amitié formelle, éludai-je.
— Me permettez-vous, alors, de vous suggérer la possibilité que cette personne entretienne de plus tendres sentiments à votre égard ?
Ce fut plus fort que moi : je laissai échapper un gloussement que je masquai derrière ma main, ruinant ainsi le port de bras qui accompagnait ma cabriole.
— Même si j'apprécie le compliment que cette hypothèse induit, mon cher, j'en doute fort !
— Pourquoi serait-ce si saugrenu ? Je manquerais à toutes mes obligations de ne vous l'avoir suffisamment dit : vous êtes une jeune femme absolument délicieuse, d'allure, d'esprit... et de voix ! Oui, il faudrait être aveugle et sourd pour ne point être sensible à votre charme, Olivia...

Le regard de miel dont m'enveloppa mon cavalier me fit l'effet d'un baume réconfortant, presque euphorisant. Mon cœur battit un peu plus fort dans une poitrine que le compliment avait réchauffée, et je remerciai Henry avec un petit sourire mutin. Sa caresse dans le creux de ma main dura une délicieuse demi-mesure supplémentaire ; la chaleur qui avait pris possession de ma poitrine glissa alors jusqu'au fond de mon ventre, et je me mordis la lèvre de déception en réalisant ce que j'avais voulu oublier lors de ces dernières secondes – que la danse s'achevait là. La dernière phrase musicale fut comme une déchirure à mon oreille mais, avec bonheur, Henry se saisit de mon bras et murmura à mon oreille :
— Je n'ai guère envie de vous quitter, mon merle chanteur. Que diriez-vous d'un rafraîchissement et d'une deuxième danse ?

J'avais conscience des nombreux regards qui pesaient sur nous, certains malveillants, d'autres curieux, tous interloqués. Le dernier représentant d'une des plus vieilles familles d'Angleterre marquait là, publiquement, son intérêt pour une jeune héritière, issue d'une toute petite noblesse provinciale et remarquable par son absence de titre. Je savais que l'esprit honnête de Henry et les privilèges qui l'accompagnaient depuis sa naissance lui faisaient faire fi des médisances, et ce naturel – dépouillé de toute suffisance – me mettait en confiance. Après tout, j'avais vingt ans ! Devrais-je me refuser le plaisir d'être courtisée par un comte ô combien aimable, et fort séduisant de surcroît ?
— Henry... en cet instant, il me semble que rien ne pourrait me faire plus plaisir, murmurai-je en sentant mes joues rosir.

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Nous voici de retour dans le présent d'Olivia après ce chapitre précédent qui nous dévoilait un peu des tourments intérieurs de Hugh...
Que pensez-vous de ce rapprochement avec le beau comte de Lincoln ? Et à quoi peut bien jouer notre contrebandier préféré ?

L'Appel du couchantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant