4. Gabin

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Une camionnette de déménagement attend, garée le long du trottoir, devant la maison des Chevalier. L'un d'eux, Gabin, s'en va, emportant avec lui les quelques affaires plus ou moins importantes qu'il a accumulées durant ses vingt-sept années d'existence. Sa mère lui tourne autour comme un vautour, une plante dans les mains, elle n'aime pas voir son enfant s'en aller. Un peu comme toutes les mères, non ?

— Tu veux vraiment t'en aller, mon chéri ? Tu as ici tous tes souvenirs... argumente-t-elle, espérant faire mouche.

Mais Gabin est déterminé à s'en aller.

— Justement, c'est parce que tous mes souvenirs sont ici que je veux m'en aller, répond-t-il froidement, posant le carton dans le fond de la camionnette avant d'attraper délicatement la plante que tient sa génitrice. Et puis, je serai plus près du boulot !

C'est impressionnant cette capacité qu'il a à mentir comme il respire. Voilà des mois que Gabin ne va plus travailler, il a démissionné après l'incident dont il ne faut pas parler et, pour ne pas inquiéter ses parents à propos de son état mental, il a continué à sortir et rentrer aux mêmes heures que lorsqu'il travaillait. Mais à part ça, tout va bien. Même s'il boit plus d'alcool qu'avant.

Monsieur Chevalier apparait sur le seuil de la porte d'entrée, les bras croisés, et regarde son fils qui se dépêche d'aller chercher les derniers cartons pour s'en aller au plus vite. Ses deux parents se regardent, le père secoue la tête et soupire, la mère retient ses larmes. Ils ont l'impression de perdre à nouveau un enfant.

Gabin, après de nombreux allers et retours entre sa chambre et la camionnette, sort de chez lui pour la dernière fois afin de poser le dernier carton à l'arrière du véhicule aux couleurs un peu trop criardes à son goût. Il vérifie qu'il a tout ce qu'il faut pour le trajet, dont les clés de son appartement et son téléphone principalement, puis il ouvre la portière avant d'être rappelé par ses parents.

— Gabin !

Gabin. Le jeune homme met un temps à associer ce prénom à sa personne, comme si ce n'était pas le sien mais celui d'un étranger. Faut dire qu'au cours des derniers mois son prénom a été si souvent prononcé qu'il ne le reconnait plus comme le sien, comme si ce nom reçu à la naissance avait été dénaturé à force d'être dit, comme s'il avait perdu son identité ou sa saveur.

Il referme la portière et contourne le véhicule pour rejoindre ses parents qui s'accrochent l'un à l'autre sur le trottoir, comme deux naufragés après une tempête. Son regard aussi sombre que les ténèbres d'une nuit sans étoile scrute ces deux personnes qui ont vieilli de ce qui semble être plusieurs années en quelques mois. Les deux ont les cheveux grisonnants et quelques rides au coin des yeux et de la bouche, leurs regards sont fatigués et résignés. Gabin a du mal avec le fait que personne ne lui en veuille pour l'incident, surtout ses parents. Tous disent que c'était un accident, lui est persuadé que ce n'en était pas un.

Un courant d'air s'infiltre sous sa veste et fait voleter les rideaux d'une chambre où plus personne n'entre depuis des mois. Le jeune homme croit y voir une ombre à forme humaine, son cœur rate un battement avant que son cerveau ne lui rappelle que Charlotte ne peut pas être là et qu'elle n'y sera plus jamais.

— Tiens, fils, c'est pour toi, fait Monsieur Chevalier en tendant une liasse de lettres où le fils en question reconnait l'écriture de sa petite sœur.

Sous le regard doux et triste de sa mère, Gabin ne peut pas faire la grimace, alors il se retient du mieux qu'il peut, serrant les dents à s'en faire mal à la mâchoire, et attrape ce cadeau qui semble si corrosif qu'il lui brûle presque le bout des doigts.

— Merci. J'y vais maintenant, je vous appelle une fois que je suis installé correctement.

— Promis ?

Le noiraud hoquète, ouvre la bouche puis la referme, avant de tourner la tête sans répondre. Il ne sait que promettre dans ce silence étouffant.

Après encore quelques secondes d'hésitation, Gabin file dans la camionnette, jetant le paquet de lettres sur le siège passager avant de mettre la radio, puis une chaîne où le présentateur aime faire passer des musiques de films. Men In Black emplit l'habitacle tandis que le véhicule sort de la place où il est garé pour filer sur la route, direction le centre-ville.

Le trajet semble faire s'étirer les heures jusqu'à les rendre éternelles, mais l'immeuble où il va vivre arrive au tournant. Gabin pile avant de se garer devant l'immeuble, heureusement pourvu d'un ascenseur. Le jeune homme descend et ouvre l'arrière de la camionnette pour emmener ses cartons. Le concierge, averti de l'arrivée d'un nouvel occupant, vient aider avec les cartons en les emmenant à l'étage où va vivre le noiraud.

Le temps s'étire encore en longueur, comme du miel. Cette impression est devenue habituelle depuis la disparition de Charlotte Chevalier. Et comme Gabin n'est pas aussi courageux que son nom de famille, il a préféré déménager que d'affronter le fantôme des souvenirs de sa petite sœur.

Vient enfin le dernier carton et le véhicule est alors verrouillé. Gabin porte son ultime carton et marche en direction de l'ascenseur avant d'appuyer sur le bouton du sixième étage. C'est alors qu'en levant les yeux, il aperçoit une jeune femme à la chevelure qui oscille entre être naturelle et ne pas l'être au vu des mèches caramels dans la tignasse brune. Cette dernière fait signe de retenir l'ascenseur qui commence à fermer ses portes, le jeune homme retient les portes avec son pied et la femme entre en soupirant de soulagement dans la cabine.

— Vous êtes le nouveau ? fait-elle, curieuse comme pas deux.

— En quelque sorte.

Puis voyant qu'elle semble en attendre un peu plus niveau réponse, il ajoute :
— Le nouveau s'appelle Gabin Chevalier.

— Enchantée, moi, c'est Olivia Deschamps !

Il grogne pour faire savoir qu'il a entendu, sauf qu'Olivia aime bien parler, et c'est ce qu'elle fait jusqu'à sa descente au quatrième étage. Gabin peut enfin souffler et râler à voix haute :
— Et merde, une chieuse...

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