14. Silas

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— Tu sais ce qu'il te faut ? fait Claire en agitant son carnet vers le jeune homme.

Ce dernier soupire et joue avec les cordons de sa capuche, la regardant un instant avant de bien vouloir lâcher la réponse que son amie attend.

— Non, mais tu vas me le dire.

Aussitôt, avec un grand sourire, elle regarde Emma qui semble deviner l'idée de Claire qui se reconcentre sur le seul garçon du trio.

— Des vacances ! s'écrie-t-elle. Ou faire de nouvelles rencontres pour trouver le vrai amour de ta vie !

— Mouais... grogne Silas, peu convaincu.

Emma, aussi souriante que Claire, en rajoute une couche en agitant son Bubble Tea, fixant Silas qui s'adosse au dossier de sa chaise en croisant les bras.

— Mais si ! Ça te permettrait d'oublier Juliette, de tourner la page quoi ! De te détendre ! D'être toi-même, le temps d'un été ! Juste après les examens.

Le jeune homme soupire et regarde dehors, les bras toujours croisés. Il n'a pas envie qu'on lui parle des vacances, encore moins des examens. Ça lui donne la gerbe, lui qui ne sait pas ce qu'il fera, sachant tout de même pertinemment qu'il pensera à Juliette du matin au soir et du soir au matin. Le fantôme de son ex le hante, il a d'ailleurs l'impression que ce fantôme l'entoure avec ses bras pour l'étouffer dans sa culpabilité de ne pas être assez bien.

Claire lui frappe gentiment l'épaule et il se retourne à nouveau vers les deux filles qui ne semblent pas vouloir lui laisser le choix. Plus il y pense, plus Silas se dit que c'est une mauvaise idée, lui qui se sent au fond du trou. Mais bon, c'est peut-être parce qu'il n'a plus rien à perdre qu'il est prêt à accepter, quitte à tout foutre en l'air, autant le faire jusqu'au bout ! Non ?

Il se redresse et hoche enfin la tête, marmonnant un "C'est d'accord..." étouffé par les exclamations de joie de ses meilleures amies. Malheureusement, Claire se fait appeler par des clients et Emma dévisage l'étudiant en Littérature qui la regarde dans les yeux. Les deux amis se regardent en silence, bougeant à peine. Combien de minutes passent ainsi ? Cinq ? Dix ? Plus ?

Au bout d'un moment, Silas Destombes se lève, pose l'argent pour son repas sur la table, et sort du restaurant. Emma fait mine de l'imiter, il l'arrête doucement d'un geste de la main.

— Je vais juste me promener avant de rentrer réviser.

Les yeux de sa meilleure amie le scrutent, cherchant la faille, la fissure de l'être inébranlable qu'est le jeune homme. Ce dernier passe sa main dans ses bouclettes brunes, remonte ses lunettes et lui sourit. Si elle ne le connaissait pas aussi bien, elle y aurait cru à ce sourire, celui qu'il dégaine pour camoufler sa tristesse, sa colère, sa mélancolie et le reste. Celui qu'il utilise pour qu'on lui excuse sa timidité et sa complexité. C'est un sourire factice auquel les gens croient car c'est plus simple. Il parait si naturel qu'on ne peut que faire confiance au gentil Silas pour dire quand quelque chose lui déplait. N'est-ce pas ?

— Tu ne veux pas que je t'accompagne ? finit par demander Emma en sirotant son Bubble Tea, sa main cherchant celle de Silas pour la serrer doucement dans la sienne.

— Ça va aller, lui répond doucement ce dernier, lui offrant un bisou sur le front en serrant affectueusement sa main. Je survivrai. Après tout, l'être humain s'adapte si bien à la peine et au malheur ! Et puis, tu dois organiser les vacances avec Claire, mais s'il vous plait, pas trop de gens avec nous trois, sinon je ne viendrai pas.

— Envoie-moi un message quand tu seras rentré.

— Promis.

— Vraiment ? ne peut-elle s'empêcher de demander par précaution dans un élan d'inquiétude.

— Vraiment, fait-il en s'en allant pour de bon.

Il le sait, au fond, que s'il ne lui envoie rien, elle viendra vérifier qu'il n'a pas fait le con par amour. Ça serait stupide. On peut être con par et pour l'amour. Ce sentiment qui nous berce de douces illusions pour éviter qu'on ne se regarde, qu'on regarde à l'intérieur de soi, regarder sa solitude et ses pensées droit dans les yeux. Et puis, on dit souvent que la vie est mieux à deux. Tout dépend des gens : après tout, ceux qui sont un peu morts de naissance, comment ils font pour vivre ? Eux, là, les cassés, les tordus, ceux pour qui les pensées sont si bruyantes, même quand l'amour s'invite dans leurs cœurs cabossés, fracturés, si fragiles, comment ils doivent faire ? Est-ce que les gens pour qui c'est facile, parfois normal, à peine douloureux, savent combien c'est difficile de faire taire ces pensées où la mort peut se cacher, combien c'est dur d'aimer sans blesser l'autre comme si on n'était qu'un vulgaire animal sauvage ? Est-ce qu'ils savent tout ça ?

Silas se le demande en marchant dans la rue, allant vers le parc pour espérer respirer. Chaque couple souriant qu'il croise lui rappelle cette comédie qu'il a joué avec Juliette, ou plutôt que Juliette a joué avec lui. Digne de Shakespeare, la pièce s'est terminée par la perte de leur amour. Mais dans cette réécriture, seul le rôle masculin a l'impression de mourir depuis la fin...

La mâchoire de l'étudiant se crispe tandis qu'il écoute un guitariste de peut-être son âge chanter une chanson d'amour tout en grattant les cordes de sa vieille guitare acoustique. Pourquoi reste-t-il là, à écouter une ballade amoureuse chanter par un inconnu alors que ça lui rappelle son ex-copine ? Il n'en sait rien, il sait juste que ça l'apaise et l'énerve en même temps, quelque part.

Le gars le regarde, lui sourit et chante encore plus fort, les yeux rieurs malgré les cernes sous ces derniers. Silas l'observe, se rend à peine compte que le musicien a fini sa sérénade pour les passants, désignant son étui pour ceux qui veulent bien lui donner un peu d'argent pour sa prestation. L'étudiant en Littérature lui donne un billet de dix, souriant un peu, ce moment tranquille l'a un peu détendu.

Puis, soudainement, le guitariste lui tend un bout de papier en souriant, Silas se rend compte qu'il s'agit du numéro de téléphone de l'inconnu. Ce dernier lui fait un clin d'œil en riant, mais le rire reste bloqué dans ses yeux.

— Je m'appelle Théo.

— Silas.

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