6. Silas

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Juliette — 01h05 :
J'ai encore un peu de route à faire, va dormir.

— De la route, hein ? fait Silas en grognant d'un ton qu'il ne se connait pas.

Son téléphone retourne dans sa poche tandis qu'il essuie maladroitement ses joues en faisant demi-tour. Il grimpe les escaliers quatre à quatre, se cassant la gueule dans les dernières marches menant à son étage. L'étudiant abat son poing sur les dalles, grimaçant de douleur, mieux vaut souffrir d'une mauvaise chute que d'un cœur brisé. Par réflexe, il se roule en boule dans cet escalier froid, pleurant doucement dans ce silence glacé où personne n'entend ses larmes, bijoux salés qui ne devraient apparaitre que lorsque le soulagement et la joie nous engloutissent.

Après cinq minutes, Silas se relève, manquant de retomber à cause des bleus qui pulsent contre sa peau. Son esprit est dans le brouillard lorsqu'il rentre dans son appartement rempli de Juliette. Il fouille les placards de la chambre, sort les valises de la jeune femme et y fourre toutes les affaires qu'elle a amenées. Bizarre, il y en a moins qu'à son arrivée...

— Le reste doit être chez ce connard d'Armand...

Les mots, qu'ils soient jolis ou moins polis, se bousculent contre ses lèvres qui tremblent encore sous le poids de la tristesse qui l'accable. Le noiraud serre les dents et continue sa tâche, posant une à une les valises de Juliette sur le palier. Il faut qu'elle s'en aille de toutes les façons possibles, physiquement et mentalement, sinon il ne le supportera pas. Il peut à peine supporter sa propre tête, alors supporter le fantôme de Juliette... Une fois toutes les affaires de Juliette posées sur le palier, Silas décide d'imprimer la photo qu'il a prise en plusieurs exemplaires afin de les coller sur les bagages, chaque image barrée par le mot "Dégage" écrit à la peinture blanche pour que ce soit voyant dans la pénombre du couloir.

Il entend des bruits de chaussures à talons dans les marches des escaliers, il sait que c'est Juliette sans même vérifier. En fait-il trop ? Ou pas assez ? Les photos sont-elles bien visibles ? Il ne sait plus et ne veut plus s'en inquiéter. Le bruit se rapproche, Silas s'engouffre dans l'appartement et ferme la porte à clé avant de s'effondrer le long de la paroi qui le sépare de la menteuse. Les larmes sont de retour, le noiraud enlève ses lunettes et essaye de trouver l'air qui lui manque pour vraiment respirer. Voilà des mois qu'il n'avait plus autant volé en éclats à cause de quelqu'un.

Voler en éclats. C'est une étrange sensation, on a l'impression d'assister à cet éclatement de l'intérieur et de l'extérieur, toujours en spectateur impuissant. Il enfonce son poing dans sa bouche pour ne pas faire de bruit tandis que Juliette tambourine contre la porte, évitant tout de même de réveiller les voisins, il ne faudrait pas qu'ils découvrent que la "gentille" Juliette a trompé - ou trompe ? - son copain, ça ternirait son image.

L'étudiant en Littérature reste aussi silencieux qu'il peut, essuyant ses yeux sombres pour voir à nouveau. Il sait que si la jeune femme ne sait pas rentrer, c'est parce qu'elle a encore laissé le double des clés à l'appartement.

Qu'elle pourrisse sur le palier avec ses mensonges... pense le jeune homme en se relevant doucement tandis que son portable vibre des messages d'incompréhension puis de rage de son ex-copine.

Par curiosité, il jette un regard aux messages.

Juliette — 01h32 :
Chéri, pourquoi la porte est fermée et mes affaires sont sur le palier ?
Silas, ce n'est pas drôle.
Je suis fatiguée, ouvre-moi merde.
Putain, où t'as eu cette photo ??
C'est Claire ou Emma qui t'a montré ça ?
Réponds !
Je te jure que je peux m'expliquer !
Silas, putain !!
Ouvre. OUVRE !!
Je vais défoncer ces deux garces.

Il la coupe dans son monologue où elle croit avoir le monopole de la souffrance, elle qui vient d'être humiliée si facilement. Elle qui n'imagine pas un seul instant les dégâts que cette photo a pu causer sur son mental.

Silas — 01h40 :
Elles n'ont rien à voir avec ça.
C'est moi qui ai pris la photo en descendant prendre l'air. Je t'ai vue avec Armand dans ta voiture en train de vous peloter comme des chauds lapins pendant que je t'attendais avec le repas.
Je t'aimais, Juliette, sincèrement. Je suis peut-être naïf, mais je ne suis pas un idiot fini.
Alors tu prends tes affaires et tu dégages ou j'envoie la photo au Comité du Journal Étudiant afin de parler de la vraie toi vu que tu tiens tant à ta misérable image.
Bonne soirée, connasse.

Il bloque ensuite son numéro avant de filer vers la cuisine pour souffler les bougies, spectatrices de cette mascarade, et range la nourriture dans le frigo, comptant la donner à qui en voudra bien. Puis il remet la bouteille de champagne dans l'armoire, se disant qu'elle ne sera jamais bue.

Silas traine des pieds vers la salle de bain, enlevant son costume pour le plier et le poser sur sa machine à laver avant de se déshabiller complètement pour finalement entrer dans la douche. L'eau, à cheval entre tiède et chaude, le réveille à peine de son cauchemar éveillé tandis qu'il pose sa tête contre la paroi glacée de la cabine de douche. Ses bouclettes gouttent puis se font trempées par le débit de la cascade d'eau, cette dernière lui martelant les épaules et les bleus.

Ses yeux s'assombrissent tandis qu'il se regarde. Il est asexuel, et ça, Juliette n'arrivait jamais à l'accepter lorsque le corps du jeune homme ne réagissait pas à ses caresses, pas de frissons, rien. Son corps était vide de désir même s'il appréciait ce genre de moments à deux. Juliette avait besoin de plus, et ce plus...

— Elle l'a trouvé chez Armand... conclut-il, morne, vidé, sans énergie.

Heureusement qu'il ne lui a pas dit qu'il est biromantique. Personne ne le sait vraiment, ça se devine, seules ses amies sont au courant en plus de ses parents. Silas se replie sous la douche dont l'eau s'écrase sur son dos, comme pour l'enfoncer dans le sol. Il pleure à nouveau. Il ne sait pas s'il saura se lever après avoir dormi. Heureusement pour lui, son lendemain est un samedi.

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