21. Aline

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Elias sursaute lorsqu'il entend quelqu'un taper contre la porte du garage. Il a l'impression d'entendre l'orage, le grondement et l'éclair à cause du rideau de fer qui tremble sous les coups. En grommelant, il se lève - plus pour éviter que sa mère ne gueule contre ce tintamarre que par politesse - et ouvre lentement la porte du garage, tout en ouvrant la bouche pour gueuler contre l'emmerdeur nocturne.

Sauf que ses remontrances meurent sur ses lèvres lorsqu'il découvre la blonde devant lui.

En pleurs. Avec un sac de voyage dans les mains. Et la gorge rouge.

— Aline ? chuchote-t-il en croyant voir un fantôme.

Sauf que la jeune fille est bien réelle. Elle se précipite sur lui et s'accroche à lui comme on s'accrocherait à une bouée de sauvetage en pleine mer, comme on s'accrocherait à la balustrade lorsque le vide nous attire. C'est un besoin vital, une question de survie.

— Putain, Aline...

Le décoloré la pousse doucement pour la regarder, les mains sur ses avant-bras pour ne pas la lâcher dans la tempête intérieure qui assombrit le regard de la blonde. D'une main, il lui fait doucement lever la tête, lui caresse le cou où il aperçoit la marque des doigts d'un homme. Elle tremble de peur à son contact. Alors il comprend. Et se maudit de ne pas avoir de batte de baseball dans son garage pour aller défigurer le paternel de son amie.

— Je veux ma mère, Elias... sanglote Aline. J'en peux plus, j'ai besoin d'elle...

Il la reprend dans ses bras, elle se niche dans son cou. Il frissonne en sentant les larmes froides toucher sa peau nue. Elias serre les poings. Michel Lacroix a intérêt à avoir un bon avocat.

— Monte dans la voiture, j'arrive.

La jeune fille essuie maladroitement ses larmes en hochant la tête, puis elle prend les clés tendues par son meilleur ami pour aller se réfugier sur le siège passager de la voiture d'Elias. Ce dernier la rejoint quelques minutes plus tard, blouson de cuir sur le dos et en jean et t-shirt. Tout ce qu'elle remarque, ce sont les paroles de chanson écrites sur les chaussures blanches du jeune homme.

Heart on your sleeve like you've never been loved
Running in circles, now look what you've done
Give you me my word as you take it and run
Wish you'd let me stay, I'm ready now

Aline n'a jamais su pourquoi il avait choisi ses paroles précisément de la chanson Friends de Chase Atlantic. Et elle ne lui a jamais demandé pourquoi. Et elle ne le fera sans doute jamais. Parce que c'est Elias, et que tout ce qu'il fait n'a pas nécessairement un "parce que" pour expliquer derrière.

La voiture démarre, elle pose sa tête contre la vitre froide, serrant son sac contre elle. A côté d'elle, son décoloré conduit d'une main, préparant sa cigarette de l'autre. Dans le silence de l'habitacle, Aline Lacroix a l'impression qu'elle va étouffer. Ou qu'elle va se noyer. Alors, elle allume la radio et la deuxième partie de la chanson de A mes démons d'An'Om et Vayn retentit.

Ils quittent la ville, se fichant des conséquences de leurs actes. C'est une fuite à la Bonnie and Clyde. Sauf qu'ils sont en Europe. Dans un pays francophone. Sans policier à leurs trousses. Et sans braquage de prévu.

— Elle est où ta mère ? fait Elias en s'enfonçant sur les routes, les phares allumés pour y voir à cinq mètres.

— En bord de mer, répond vaguement la blonde.

— C'est parti pour une traversée du pays !

Elle sourit. Sa mère est repartie dans le Nord, laissant sa fille dans le Sud. Aline repense à sa mère, à son sourire et à ses yeux bleus qui rappelaient la mer. La jeune fille n'a jamais vraiment compris comment une fille du Nord comme sa mère avait pu aimer un gars du Sud. Et encore moins comme ils avaient fait pour commencer leur relation dans la capitale française. Ses parents n'avaient rien en commun : là où sa mère était douce, son père était violent.

Et puis il y a eu le divorce.

Et tout a volé en éclats.

Sans épargner Aline.

Alors, quand Elias parvient enfin à s'allumer sa clope, elle décide de se détruire un peu plus en attrapant le paquet de cigarettes pour s'en sortir une. Pendant qu'ils attendent un espace pour s'engager sur la nationale, Aline tourne la tête vers son ami, cigarette entre les lèvres. Le jeune homme la regarde du coin de l'œil jusqu'à hausser un sourcil lorsqu'elle lui prend le menton pour qu'ils se fassent face.

La cigarette du décoloré allume celle de la blonde qui recule pour fumer, toussant un peu lorsqu'elle tire sa première taffe. On aurait dit un baiser sans que ça en ait vraiment l'air. C'est ce qu'elle se dit, la Aline, lorsqu'elle regarde le ciel devenir gris au petit jour. Et ce que se dit Elias, c'est que sa meilleure amie va se détruire durant leur voyage improvisé.

Mais après tout, pourquoi pas. Des fois, il faut se détruire complètement pour se reconstruire. Ou du moins, essayer. Un peu comme une étoile qui doit exploser pour permettre à d'autres de voir le jour. Ou comme un feu de forêt qui nettoie la terre pour permettre à de nouvelles pousses d'éclore. Ou comme une averse qui nettoie le monde pour permettre aux gens de remettre des couleurs. Comme une guerre qui doit éclater pour que le genre humain se dise qu'aimer est un meilleur verbe que celui qui se nomme tuer. Ou comme la perte de quelque chose qui nous fait nous rendre compte de l'importance des petites choses.

Elias ouvre les fenêtres de la voiture et les deux meilleurs amis entendent alors le bruit de l'averse qui s'abat sur la France. Ça n'empêche pas leurs cigarettes de continuer de fumer, de rester allumées. La fumée de ces bâtons de mort lente disparait sous les gouttes de pluie. L'odeur de nicotine prend toute la place avec les odeurs de leurs déodorants.

Aline regarde le paysage qui défile, écoute la pluie et fume avec tranquillité. Elle a l'impression que l'ambiance reflète son état d'esprit. Ce n'est pas plus mal. Ça la fait se sentir vivante.

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