Chapitre 4

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Résidence des Hadler - 1963

      Le diner se déroula en silence le soir de la rentrée, entre la violence dont avait fait preuve sa nièce et les règlements de compte ! Jonathan Hadler était troublé. Il avait téléphoné à son frère une fois le rôti avalé, exposant ses angoisses - n'était-ce pas trop risqué pour une jeune femme comme Lorene de retourner là-bas ? Lawrence s'était efforcé de le rassurer, assurant qu'elle saurait être digne des Hadler et que ce qu'il s'était passé n'était qu'un malheureux incident. Que dans n'importe quel autre établissement, il y aurait eu disputes et affrontements.
Lorene écoutait du haut des escaliers les paroles de son oncle, enveloppée dans une robe de chambre lavande en satin. Elle partageait l'avis du patriarche mais leur opinion se scindait sur un point. Personne n'aurait eu l'œil dans un état similaire à celui de Descamps et, s'il méritait effectivement d'être méprisé, il n'avait pas à subir pareille conséquence. Elle se sentait coupable d'avoir agi avec virulence au déjeuner. Au nom de sa réputation et surtout de sa conscience, elle tenterait de se rattraper une fois qu'il serait de retour.

      Le lendemain soir, elle était à nouveau devant la porte blanche des Descamps, armée des notes qu'elle avait soigneusement écrites et simplifiées afin d'assurer une compréhension idéale pour les examens. Lorene avait conscience qu'elle n'était pas responsable de ce qu'il s'était passé, il avait cherché les ennuis dès le premier cours - il fallait malgré cela rester parfaite. Mature. Contrairement à celui chez qui elle toquait. On lui ouvrit, elle s'était préparée au cas où son ennemi serait plus en forme que prévu et gardait en tête une multitude de réparties bien salées pour calmer d'éventuelles attaques verbales. Ce fut une femme fort élégante qui l'accueillit avec un petit sourire. Demandant ce que la jeune fille voulait.
"Bonjour madame, j'apporte les cours pour votre fils."
Suzanne Descamps l'invita à entrer.
"C'était aussi vous hier ? Sous la porte."
Hadler répondit par l'affirmative et s'installa à la table du salon où elle fut emmenée. Pour la remercier, elle eut droit à une tasse de thé à la camomille et des biscuits secs.
"Si vous le souhaitez, je peux me charger des notes le temps qu'il regagne le lycée. Cela ne me dérange pas et c'est peut-être un plutôt bon exercice pour mémoriser les leçons.
Madame Descamps hocha la tête.
- C'est très aimable à vous mademoiselle, mon Joseph a obtenu son certificat d'études avec difficulté et maintenant qu'il est obligé de rater le début de l'année scolaire..."
Elle tremblait, une main contre son front dépourvu de rides. Un mélange de colère et de tristesse émanait d'elle.
"Il est encore à l'hôpital pour l'instant. Je n'avais pas le cœur à lui faire reprendre la voiture pour rentrer après que les médecins aient retiré ce satané verre. Il était si fatigué."
Lorene pensa à Descamps, alors si taquin et agaçant dans la cour, allongé après qu'il eut découvert que jamais plus il ne verrait de son œil gauche.

      Elle avait regagné sa chambre après le dîner sans dire un mot, alors assise face à la coiffeuse. Cachant sa vision d'un côté. Essayant de comprendre, de vivre sa peine avant de gagner le lit.

Maison des Descamps - 1963, 10 jours plus tard

      Il se leva, épuisé par sa nuit d'insomnie. De mauvaise humeur, il bougonna en rejoignant la salle de bain où l'attendait sa mère. Elle se mit à se plaindre en voyant les cernes ornant le beau visage de son garçon qui était déjà bien arrangé par sa blessure. Ils prirent le temps de désinfecter et de placer un coton sur l'œil gauche avec un sparadrap. Puis Suzanne Descamps quitta la pièce, laissant l'adolescent s'habiller pour la journée. La douleur s'était atténuée, cependant elle subsistait, sourde et vicieuse. Joseph avait du mal à accepter son nouveau reflet - il se sentait monstrueux, défiguré. La colère qu'il ressentait se diffusait tel un poison, c'était injuste. Parfaitement injuste. Il imaginait l'entièreté du lycée se retourner sur lui dès qu'il arriverait. Le silence qu'il y aurait. Et l'angoisse prenait davantage de place. Face au miroir, il ne se supportait plus alors dans le reflet que les autres lui renverraient ? Les étiquettes qu'on lui collerait lui traversèrent l'esprit. On aurait de la pitié en le voyant, de la crainte chez les jeunes enfants, du dégoût s'il ôtait son cache-œil improvisé. Sa réputation changerait. Ses chances avec les filles aussi... Plus rien n'était comme avant. Et il en souffrait plus qu'il ne voulait le croire. De toute son armoire, il avait pris un simple marcel et une chemise à manches courtes. L'attention serait concentrée sur son visage alors il n'avait aucune raison de se mettre sur son 31.

      Du bas des escaliers, sa mère l'appela - le petit-déjeuner était prêt. Alors il descendit mais ne toucha presque pas aux toasts grillés avec amour, aux multiples confitures étalées sur la table ni au beurre qu'il aimait mettre sur une tartine avec un bout de chocolat qu'il s'amusait à faire fondre délicatement. Non ce jour était la première étape vers la vengeance qu'il avait à mener. Il s'imagina l'expression de Magnan fils, l'élève parfait et bon en tout quelques heures avant son conseil de discipline. S'il pouvait emprunter un air horrifié, ce serait succulent. Descamps souriait d'un air sadique, mettre sous le nez des enseignants les conséquences de l'acte du merveilleux Magnan irait en sa faveur. Il pourrait alors pleinement s'abattre sur Michèle sans qu'aucun chevalier servant ne vienne prendre sa défense. Et la pimbêche ? Elle goûterait un plat similaire à la fille du boucher. Il est vrai qu'elle était assez repentante pour lui apporter les cours. Joseph pensait que c'était la moindre des choses suite à l'humiliation publique qu'il avait subi. Il ne lui avait fait aucune remarque à elle et n'avait pas franchement compris de quoi elle se mêlait. Il comptait justement l'aborder à la fin de la rentrée, elle ou n'importe qu'elle autre d'ailleurs, la première qui passerait et qui n'était pas Magnan ou Palladino - après tout, Hadler n'était pas hideuse et s'il avait pu s'amuser un peu avec une fille... A présent, le plan avait changé. Et flirter avec une camarade au tempérament belliqueux, insoumis, était absolument hors de question.

Lycée Voltaire - 1963

      Dans la cours, tous se retournèrent sur Descamps, légèrement mal à l'aise et fatigué. Avançant d'une démarche lente. Sa bande d'amis l'entoura aussitôt, demandant s'il allait bien et s'il avait profité de ces jours sans avoir à supporter Barbe Bleue. Il les avait observé et jugea qu'il était entouré d'imbéciles. Il ne s'agissait pas de vacances ou de repos. Aussi il répondit vaguement, un sourire au coin des lèvres en saisissant une cigarette. Il manqua de frapper Vergoux qui le compara au président Vincent Auriol - et Daniel Applebaum au passage. C'était insupportable ce besoin de le rassurer. Que malgré son œil en moins il pouvait accomplir de grandes choses et tout un discours ignoble sur le fait de se centrer sur ses capacités intellectuelles, que le physique ne ramenait pas de nourritures sur la table ni d'argent sur le compte en banque. Un tas de connerie qui poussait à bout Descamps dès qu'il avait une quelconque interaction avec un autre être humain. Au loin il aperçut les deux crétines qui subiraient son courroux insatiable. L'une d'elle - l'anglaise - sembla dire quelque chose aux autres et s'approcha de Descamps. "Ah elle vient faire l'hypocrite, comme avec ma mère" pensa le jeune homme. Hadler se planta devant lui, intimidée mais visiblement déterminée.
"Bonjour, je suis navrée pour ce qu'il s'est passé. J'espère que mes notes t'ont été utiles."
Elle se tenait les mains, ne sachant qu'en faire et la posture qu'elle adopta signifiait clairement son inconfort.
"J'en sais rien, je les ai jeté." avoua t-il. Semi-amusé de la situation.
Les joues de Lorene prirent une teinte rosée après avoir lâché un simple "oh" de déception. Joseph pensait qu'elle tournerait les talons afin de rejoindre sa bande de copines - dont il comptait Pichon, car il trouvait cela plutôt drôle. Néanmoins elle continua la conversation.
"Tu as l'air..." commença t-elle.
"Si tu mentionnes Auriol, Hadler, je te fais manger mon livre d'Histoire et mes cours sur les États Généraux."
Elle parut troublée.
"Non j'allais dire éreinté. J'espère que ça ira aujourd'hui. Bon retour parmi nous !" lâcha Lorene en partant. La sonnerie retentit.
Vergoux se tourna vers Descamps.
"De quoi elle parle ? Elle t'a donné des cours ?
- Rien, je t'expliquerais."
Le désormais borgne contempla sa future victime gravir les marches de l'escalier en pierre. Préoccupé par cette soudaine douceur venant de celle qui avait jeté son plateau. Il fixa Dupin.
"T'as peut-être raison avec l'air féroce et les filles..." Il se reprit rapidement, n'oubliant pas qu'elle savait manipuler son monde.

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J'avais hâte de poster ce chapitre ! Je compte me renseigner au mieux sur les effets de la perte d'un œil pour que les parties centrées sur Joseph Descamps soient le plus fidèles possible à ce que l'on peut ressentir après un accident pareil. J'ai également commandé des livres sur les années 60 afin de glisser des petites références et pourquoi pas vous faire découvrir des choses ! J'ai beaucoup à apprendre sur cette décennie et mes grands-parents ne se souviennent sans doute pas des détails.

Pensez-vous que Lorene manipule les autres ? Ou est-ce de la gentillesse sans arrière-pensée ?

Au plaisir de vous publier un nouveau chapitre vendredi à 17h00 ! Je vous souhaite une agréable semaine.

Bien à vous, Camille

The devil's heart - Joseph Descamps Mixte 1963Où les histoires vivent. Découvrez maintenant