Chapitre 24

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Windsor, Angleterre - 1964

     La mine sévère, Constance Hadler prenait le thé en tenant le combiné du téléphone de l'autre main. Elle acquiesçait de temps en temps, fronçant les sourcils et devenant davantage inquiète à force d'écouter son mari expliquer la situation. L'appel se termina sur la décision de la terrible matriarche.
"J'ai pour but de rendre visite à Jonathan et Katherina. Qu'en penses-tu Lawrence ?
- Je te fais confiance ma chère, c'est ton éducation que la petite remet en question en agissant de la sorte. À toi de la remettre dans le droit chemin et de te débarrasser des éléments qui pourraient salir notre famille.
- Compte sur moi, je vais contacter ma sœur afin qu'elle s'occupe de James lorsque je serais en France. Que personne ne soit averti."
La bourgeoise au ton strict raccrocha. Ainsi Lorene osait s'élever contre eux... C'était surprenant, elle qui était considérée comme le petit ange du clan, la préférée de Lawrence. Un sourire passa sur son visage marqué par le temps. Elle était fière de ses enfants, le premier fils - Lewis, se préparait à prendre la suite de son père et était un incroyable salaud. Il le reconnaissait et il s'en vantait. Tous pliaient face à lui. Fanny avait tenté de se rebeller dans sa jeunesse mais avait entendu raison, elle. Il ne manquait plus qu'un petit-fils afin de combler les attentes des Hadler. Et James, le petit dernier, excellait à Eton sous le commandement de Constance. La séparation avec ses filles n'était pas aussi difficile qu'elle le pensait. Constance tenait davantage aux garçons qui allaient avoir des carrières exceptionnelles. La cadette allait avoir un bref rappel de sa place. Elle s'évertuerait à découvrir ce qu'il se passait dans la tête de sa petite. A vrai dire, elle avait déjà une idée... Un seul moteur surprenant pourrait la pousser à briser le masque et la retenue qu'elle avait acquise en grandissant et cela suscitait en sa mère une crainte gigantesque. En fréquentant un lycée mixte, elle devait avoir rencontré un garçon. Il suffisait à présent de l'identifier. Amusée de la situation, elle contacta Fanny en fin de journée débutant ses interrogatoires par celle qui avait organisé la soirée où la rupture avait eu lieu - d'après Lawrence. Madame Buhaut bredouillait, feignant de ne pas comprendre ce qu'il s'était passé entre Lorene et Frédéric. Uniquement qu'il l'avait giflé.
"Fait moi parvenir une liste des invités s'il te plaît, le plus rapidement possible. En quelle classe est-elle déjà ? Tu sais si elle a des amis ?"
Elle enchaînait les questions et exigeait des réponses précises et concises. Buhaut se mit à perdre ses moyens.
"Maman s'il te plaît ne t'inquiète pas, je m'occupe de la situation.
- C'est bien pour cela que je vais intervenir. Tu es trop tendre avec Lorene. Je vais avoir besoin de contacter Frédéric Dubaunet, donne moi son adresse."

Résidence des Hadler - 1964

     Lorene s'était préparée dans le silence en ce samedi matin, le visage fermé. Jane tenta de la faire sourire en vain. La domestique pensait que la jeune femme serait contente d'aller en ville avec une camarade, bien qu'il soit nécessaire de prendre le train mais elle gardait un air froid et avait montré des signes d'agacement en fin de semaine. Une colère grondait, prête à éclater au moindre ennui. Et cela paraissait tellement paradoxal avec l'attitude habituelle de sa maîtresse...
"Voilà, vous êtes superbe pour votre sortie !
- Merci, Jane. Tu peux te rendre utile ailleurs."
Hadler quitta sa chambre et enfila ses chaussures vernies avant de partir sans dire au revoir à sa famille. Elle claqua la porte.
"Quelle furie dernièrement !" déclara Katherina.
 L'anglaise se mit en route, mi-triste, mi-énervée. Elle ressassait ce que les garçons avaient dit à propos d'une certaine Martine et elle n'allait pas le laisser faire. Dire qu'il avait demandé son numéro alors qu'elle se tenait non loin ! Elle martelait les pavés, déterminée à lui en mettre plein la figure. "Tu vas voir ce que tu vas voir, olala où est-ce que je peux te joindre Martine ? Et gnagnagna et vas-y que je te fais des déclarations stupides pour draguer n'importe qui une fois après avoir tiré son coup ! Lorene tu es si belle. Oh c'est si bon ! J'ai envie de toi, j'ai envie de te voir. Mon cœur t'appartient. Mon cul oui !"
Elle pestait, imitant Descamps avec mépris. Une fois à la gare, elle se posta dehors en serrant la mâchoire après avoir acheté les billets, patientant en bougonnant. Il arriva en souriant ce qui décupla la rancœur d'Hadler. Et même s'il était particulièrement beau et élégant, cela ne l'empêcha pas de bouder, le saluant brièvement.
"Dépêche toi, nous allons manquer le train."
Décontenancé, Joseph fit profil bas en la suivant à la trace. Elle s'installa dans un wagon où ils ne seraient pas dérangés en claquant son sac au sol.
"Oula Hadler, qu'est-ce qu'il y a ?"
Elle le fixa d'un œil terrifiant, le faisant asseoir sans discuter.
"Moi qui pensais passer une journée romantique avec toi...
- La prochaine fois appelle Martine, elle sera plus encline à être agréable malgré ta goujaterie."
Descamps la regarda et éclata de rire, attirant toute l'attention sur eux et embarrassant terriblement sa petite-amie.
"Tu es sérieuse ?" Il se tenait les côtes et manquant de perdre son cache-œil. "C'est pour ça que tu marchais comme un cheval de trait ?" 
"Je ne te permets pas ! Ce n'est pas drôle, je sais ce que tu as fait ! Espèce de Dom Juan."
Joseph ne s'arrêtait plus. C'était tellement hilarant de la voir faire une crise de jalousie ! La première d'une longue lignée, il l'espérait.
"T'es vraiment bête, après ce que je t'ai dit tu penses sincèrement qu'une autre me plaît ?" Il baissa la voix afin que l'étrangère soit l'unique personne à l'entendre.
"Lorene, il n'y a que toi pour me faire ressentir ça."
Il avait bataillé afin d'obtenir la main de la colérique et la posa contre sa chemise, à l'endroit où son cœur battait précipitamment. 
"Tu sens dans quel état tu me mets ? Toi, pas une autre."
Il était fier de sa réplique et tant pis si elle venait de sa camarade de base. Il se l'appropriait sans vergogne, triomphant en observant ses joues s'empourprer. Joseph se pencha à son oreille.
"Le rouge te va bien...
- Tais-toi. Je te déteste.
- Menteuse."
Il ferma la porte de leur cabine et revint vers Hadler afin de l'embrasser.
"Tu pensais que j'allais la voir ? Alors que tu es là ? Que tu ne quittes jamais mes pensées ? J'ai donné son téléphone à Dupin. Je ne dirai rien sur ce qu'il se passe alors je me permets de mentir mais ne doute jamais de nous. Si nous n'avons pas foi en nous, qui le fera ?"
Lorene baissa la tête, honteuse d'avoir douté de son partenaire alors que celui-ci laissait l'incertitude l'assaillir depuis sa conversation avec Fanny Buhaut. Il avait pour objectif de profiter au maximum de ce jour, devinant sans peine que les ennuis arrivaient en gardant pour lui le fait qu'on avait cherché à l'acheter. La relation d'Hadler et de son ainée devait être préservée.

The devil's heart - Joseph Descamps Mixte 1963Où les histoires vivent. Découvrez maintenant