Chapitre 21

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Maison des Descamps - 1964

     C'était bientôt la rentrée, le Nouvel An s'était déroulé sans encombre et Joseph s'impatientait. Il lui tardait de retourner à Voltaire. Sa famille leur avait rendu visite à la fin de l'année 1963, apportant une montagne de nouvelles des leurs, éparpillés dans toute la France et de la matriarche des Descamps : Josette. La vieille femme qui paraissait encore en pleine forme des semaines auparavant commençait à inquiéter l'ensemble de ses proches. En effet, des voisins l'avaient retrouvé au bord d'une route du village, désorientée et apeurée. La description qu'on fit d'elle choqua son petit-fils au plus haut point. Après tout, la terrible dame de la Creuse ne manquait pas d'esprit et de répartie la dernière fois qu'il avait posé un pied dans sa ferme. Rapidement, les inquiétudes de ses oncles, tantes, cousins et autre se dirigèrent vers l'héritage. "L'argent ? C'était là où ils voulaient en venir ?". Il était aisé de deviner les mensonges et tour de passe-passe des uns et des autres sur l'état mental de la grand-mère. L'un des plus virulents argumenta qu'elle était en âge de gagner la maison de retraite - bien que cela soit coûteux. Ils ne pouvaient pas la placer en hospice au grand dam de certains. L'irrespect et l'ingratitude des siens énerva le borgne qui avait quitté le domicile, prétextant à une heure tardive qu'il devait voir Jean Dupin afin de lui restituer un manuel de classe. Une fois dehors à affronter les cinglantes bourrasques de l'hiver, il ne savait pas exactement où aller et quoi faire. Tout ce qui comptait était de se trouver le plus loin possible des manigances répugnantes de son entourage. Son esprit vagabondait en d'autres lieux tandis qu'il cherchait un endroit où s'abriter. Ses pas le guidèrent face au manoir des Hadler, vidé de ses habituels occupants qui devaient s'amuser en ville. Au milieu des illuminations des ruelles, celle qui ne quittait jamais ses pensées devait évoluer et s'émerveiller - se démarquant dans des tenues chics. Ce qu'ils avaient vécu le soir du 27 - deux heures durant - il n'y croyait pas. C'était impossible, il devait s'être endormi dans une pièce, loin des conversations et de l'orchestre. Et son esprit s'était amusé à lui faire croire qu'il avait partagé le lit de Lorene. Ce ne pouvait être autre chose, non. Le regard d'effroi de Fanny Buhaut lui revint alors qu'il allumait une cigarette, histoire de se réchauffer un peu en se dirigeant chez Vergoux. Son ami le ferait passer par la porte de la cuisine en douce. Est-ce que l'ainée des Hadler avait révélé leur secret ? Ou Lorene s'était simplement pris une remontrance de sa part ? Le flou autour de cette histoire lui donnait presque la migraine. Il préféra se concentrer sur leur instant privé, ce qui ne manqua pas de le divertir au point de se prendre un lampadaire. Ses sens se souvenaient parfaitement de leurs actes, du parfum au creux de sa nuque, de la douceur de sa poitrine et des frissons qui la parcourait quand il caressait son bas ventre. Son rire retentissait tandis qu'elle le suppliait de ne plus frôler la petite parcelle sous son nombril. Joseph l'avait trouvé si belle dans la pâleur de la nuit, à l'abri du monde, soumise uniquement à son œil. Hypnotisé, envoûté par sa camarade, il l'avait embrassé encore et encore. Partout. L'anglaise ne s'était pas privée de son côté, baisant avec délicatesse - comme par peur de le blesser, sa paupière gauche barrée d'une cicatrice. Ce qui lui manquait le plus actuellement était sans doute cette sensation incandescente qu'ils avaient réussi à créer.
     Dans la chambre de Charles, ils se mirent à boire les bières que le jeune homme avait volé à son père, soustrayant momentanément Joseph au fantôme de son amante. Ils se mirent à raconter comment les fêtes s'étaient passées et évidemment le sujet du bal chez les bourges fut mis sur la table. Descamps s'amusa à conter les événements en omettant la partie où il couchait - accessoirement - avec l'une des lycéennes de Voltaire. L'envie de faire le paon en annonçant fièrement son dépucelage à l'un de ses meilleurs amis le traversa une seconde, mais les éventuels problèmes qu'il pourrait rencontrer par la suite le poussèrent à garder le silence. De surcroît, ce n'était pas chose courante à leur âge et bien que le sexe pouvait prêter autant à rire que fantasmer, il était nécessaire de garder cet épisode pour eux. Vergoux se mit à partir en vrille, imaginant comme ce devait être génial d'être entouré de riches héritières, de personnalités publiques célèbres avec qui trinquer.
"Tu as pas une fille à me présenter ? Une copine d'Hadler ?"
Après réflexion, Joseph se rendit compte qu'elle n'avait que Sabiani pour l'épauler, n'ayant jamais mentionné d'élève de son collège qui serait présente ou d'enfant d'invités avec qui elle était proche. La solitude qui résultait de ce constat le poussa à réfléchir à leur lien. Plus la soirée avançait, plus une impression de combler un manque, un vide croissait. L'idée même de n'être qu'un divertissement lui traversa l'esprit et son ego se froissa. Après tout, pourquoi une bourgeoise aux idées si divergentes des siennes se serait tournée vers lui ? Lui qui se sentait si inférieur et immonde la plupart du temps. L'attirance qu'il ressentait pour Lorene ne tombait-elle pas à point nommé pour elle qui désirait - au delà de la morale, se libérer de l'emprise de sa famille et de son fiancé ? Charles débattait en solitaire, usant d'un monologue touchant une multitude d'actualités. Son ami se décomposait, se remémorant avec clarté l'ouvrage que Frédéric Dubaunet lui avait offert. Il n'était pas Jean, elle n'était pas Julie. Elle se servait de lui. Et maintenant ? Aucun appel n'était pour lui depuis son retour. Pas un message, une lettre. Elle se murait à nouveau dans le silence, comme lors des préparatifs de la fête. Une tristesse infinie le submergeait et l'alcool s'infiltrait davantage dans ses veines. À moitié ivre, il emprunta le chemin du retour, déjà prêt au sermont qui l'attendait à peine la porte traversée. Loin de l'euphorie qu'il ressentait quelques heures auparavant.

The devil's heart - Joseph Descamps Mixte 1963Où les histoires vivent. Découvrez maintenant