Chapitre 6

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Maison des Descamps - 1963

     Joseph avait dérobé la radio de la cuisine pour la placer dans sa chambre, sur une chaise à côté de son lit. Il avait ouvert la fenêtre afin de profiter de la dernière brise chaleureuse de Septembre. Sa station préférée diffusait d'excellentes musiques anglophones et françaises en cette matinée dominicale, il pouvait pleinement savourer les sons des batteries et guitares allongé dans son lit à chantonner. Uniquement dérangé par les voitures qui passaient plus bas. L'adolescent manqua de se rendormir quand sa mère ouvrit soudainement la porte en râlant.
"As-tu vu l'heure ? Tu ne vas donc rien faire de ta journée ? Et tes devoirs, tu es à jour ?"
Descamps souffla en roulant un œil. Il n'avait pas envie de lui répondre mais elle restait sur le pas de la porte.
"Oui maman, encore oui et toujours oui."
Sa nonchalance irrita davantage la douce Suzanne.
"Tu as remercié la jeune fille qui t'a apporté tout ça ? Tu m'as dit qu'elle s'était fait mal n'est-ce pas ?" demanda t-elle, pointant du doigt une pile de notes. Son fils était profondément exaspéré par cet interrogatoire en plein milieu d'une chanson d'Elvis Presley.
"Non maman, elle est insupportable et grossière. Elle n'a rien, elle est simplement tombée.
- Pour l'avoir vu chaque soir alors que tu étais alité, tu exagères ! Je vais faire mes fameux gâteaux américains. Ça lui rappellera son pays natal.
- C'est une anglaise, pas une américaine."
Joseph lui indiqua que cela ferait l'affaire et que si elle déguerpissait, il lui apporterait dans l'après-midi. Madame Descamps fut profondément touchée par la sollicitude de son fils. Il était important d'avoir de bon rapport avec les autres lycéens. Surtout lorsque elle eut vent de l'identité de la demoiselle. Le borgne se leva pour fermer derrière elle et reprit sa position confortable. Son esprit vagabonda vers les souvenirs du cours de sport tandis que du Hallyday passait. Il ne put s'empêcher de rire en entendant le bruit du ballon contre le visage d'Hadler. Quelle idiote. Puis la chute, l'attroupement autour d'elle. Et Magnan qui agissait comme une brute en le chassant loin de sa cible.
"Ah et si ce satané Laubrac n'avait pas tout gâché..." Il aurait eu droit à un véritable show privé. Ses pensées commencèrent à naviguer en des eaux plus troubles lorsque - porte fermée - il entendit madame Descamps crier après sa radio.

Résidence des Hadler - 1963

     Lorene était assise dans l'un des fauteuils Victoriens du salon, un verre de limonade sur la table non loin. C'était dimanche matin, elle était seule puisque la messe ne l'intéressait pas et que personne ne l'obligeait à s'y rendre - surtout depuis que son genou se remettait doucement de l'éducation physique. Elle se demandait encore qui avait bien pu commettre une maladresse pareille puisque personne ne s'était excusé. Pensive, elle abandonna la lecture de La lettre écarlate momentanément. Son esprit vagabonda vers l'infirmerie du lycée où elle s'était chamaillée avec Descamps qui l'accusait de le retarder. Monsieur souhaitait devenir chef de classe et possédait la précieuse réponse. Alors Hadler avait répliqué qu'il n'avait pas de cœur et que madame Giraud ne le laisserait jamais avoir autant de pouvoir dans sa classe. Ils s'étaient disputés avec tant d'énergie que madame Bellanger les avait observé sans mot dire, patientant que Joseph s'en aille en claquant la porte pour ausculter la patiente fraîchement arrivée. Lorene eut un petit rire, en tout cas avec son mauvais caractère et sa langue bien pendue il lui avait fait oublié la douleur quelques minutes. Suite à cela, le chauffeur d'oncle Jon s'était déplacé pour la raccompagner, laissant planer le doute sur le rôle que son camarade avait potentiellement obtenu. Et sur l'issue du conseil de discipline de Jean-Pierre d'ailleurs. L'anglaise pensait que l'une de ses camarades l'appellerait, ne se doutant pas qu'elles n'avaient pas accès au téléphone aussi aisément qu'elle. Les notes de communication pouvait rapidement grimper, surtout avec des adolescents sous son toit... Et s'il y avait des ragots à diffuser.
     La journée se déroula lentement une fois 11h passée. Elle discuta avec les membres de sa famille, déjeuna à leurs côtés avant de franchement s'ennuyer. Sa blessure l'empêchait d'aller se balader librement. Son unique réconfort fut que aucun invité n'était attendu aujourd'hui, exceptionnellement. Un poids énorme disparaissait ces jours-là. Car ils étaient de plus en plus rare. L'étau se resserrait malgré les négociations, l'argumentation qu'elle avait construite pour se rendre au lycée Voltaire et ainsi gagner du temps. Pour ne pas déclarer la victoire de sa fille face à lui, Lawrence avait prétexté que la chair de sa chair entrerait dans ce lycée mixte afin de prouver qu'il croyait dur comme fer en ce projet.
     Si l'hypothétique vengeance de Descamps à l'encontre de Lorene après l'histoire du plateau l'avait quelque peu angoissée, ce qui risquait d'arriver si elle ne parvenait pas à maintenir le cap en cours la tétanisait. Elle refusait de ne plus avoir le contrôle. D'être privée du peu de liberté qu'elle grappillait ici et là depuis sa plus tendre enfance. Sa fratrie subissait quotidiennement les attentes des Hadler. Son frère aîné brillait en Angleterre au côtés d'une femme qu'on lui avait choisi. Pour sa richesse, son rang et l'arbre généalogique dont elle était issue. Fanny, sa grande sœur, avait épousé un homme français aux multiples entreprises florissantes qu'elle avait appris à aimer au fil du temps. Et son petit frère qui étudiait actuellement à Eton serait le plus libre de tous, il pourrait se marier avec la femme qu'il voudrait une fois en âge tant qu'il obtenait un travail au salaire imposant. Et ne salirait pas le nom des Hadler. Ces règles et exigences continues étouffaient Lorene dont le rôle n'était que de se taire, d'obéir et de le faire avec élégance. Il n'y avait nullement de place pour ses aspirations, ses avis et surtout pas pour des sentiments amoureux malvenus. A moins qu'ils soient dirigés vers l'élu que le patriarche sélectionnerait - à l'instar des fermiers et leurs bêtes pour assurer la reproduction d'une espèce et enrichir le pedigree de son élevage.

     En milieu d'après-midi, un inconnu sonna à la porte de la propriété, tirant Lorene d'un profond désespoir causé par ses ruminements à force de réfléchir à ses devoirs familiaux. Elle s'était assise sur son lit, priant silencieusement que ce ne soit pas l'homme qu'elle soupçonnait, ayant saisi une excuse pour s'éclipser d'une réunion domestique. Il le fallait, que ce soit n'importe qui sauf lui. Bientôt, l'un des employés vint toquer et lui annoncer la visite d'un camarade. Hadler enfila ses chaussures d'intérieur, étonnée. Une fois au niveau du balcon au premier étage qui donnait sur l'entrée, elle ne put empêcher une exclamation de quitter ses lèvres. La jeune femme descendit les escaliers sans quitter Joseph Descamps des yeux. Le saluant timidement. Prise de court.
"Tu n'en pouvais plus d'attendre demain pour m'annoncer que tu es chef de classe ?" demanda t-elle en souriant, à moitié mal à l'aise par la situation. Il n'avait pas dit un mot depuis son arrivée.
"Si c'était le cas, croit moi j'aurais fait en sorte que tu sois bannie de seconde 1. J'aurais eu la paix.
- Qui est l'heureux gagnant ?"
Descamps ne prit pas la peine de répondre tant il avait encore du mal à digérer ce fait. "Pichon cochon" avait gagné. Il tendit le bras qui tenait le panier plein de pâtisseries.
"Si tu pouvais t'étouffer avec ou faire une réaction allergique..."
Lorene ne tint pas compte de l'humeur cassante du borgne et s'en saisi en jubilant. Émue de ce geste délicat. Elle était soulagée que Joseph soit là et non un autre.
"Je n'attendais pas ta venue mais tu ne peux pas imaginer comme cela me fait plaisir ! J'ai eu si peur un instant."
L'adolescent ne saisissait pas où elle voulait en venir exactement. Il balaya mentalement ses interrogations et lui proposa de se poser quelque part afin de savourer les fameux gâteaux américains. La maîtresse de maison le conduisit à l'étage avec difficulté tant son membre souffrait encore de la chute de vendredi. La culpabilité assaillit l'invité. Brisant son attitude désagréable. Ils discutèrent dans la bibliothèque jaune de ce que Lorene avait manqué l'autre jour, lui apprenant que Sabiani avait des notes à lui donner et qu'une dissertation était à entreprendre pour le cours de français. Le temps passa sans que personne ne les dérange. Ils évoquèrent les examens à venir, le conseil de discipline de Jean-Pierre Magnan qui s'était soldé par un blâme. L'une rayonnait de bonheur en le découvrant, l'autre lui indiquait qu'il méritait le renvoi définitif. Elle se mit une petite note mentale pour se rappeler de téléphoner à Michèle. Ils se disputèrent sans trop élever la voix et cela se solda par une mèche de cheveux tiré et une oreille pincée avant que ne sonne 18h. Calmés par les sons réguliers de la grande horloge, Descamps reprit le panier vide en se levant. Ils se saluèrent poliment au portail de la propriété, avant que celui-ci ne soit fermé pour la nuit. Derrière les grilles, elle contempla la grande silhouette de son camarade s'éloigner - l'enviant de pouvoir quitter cette demeure.

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Afin de vous remercier pour vos votes et lectures de mon histoire, voici une publication surprise d'un nouveau chapitre !

Pensez-vous que Joseph souhaite se rattraper d'avoir blessé Lorene plus qu'il ne le voulait ? Pourquoi souhaite t-elle tant quitter le domaine familial selon vous ?

Je vous souhaite un bon week-end, à dimanche pour le chapitre 7 !

Bien à vous, Camille

The devil's heart - Joseph Descamps Mixte 1963Où les histoires vivent. Découvrez maintenant