Chapitre 28

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Maison des Descamps - 1964

    Joseph rentra en veillant à ne pas claquer la porte, il ôta ses chaussures et sa veste avant de se diriger vers les escaliers sur la pointe des pieds. Cependant le bruit de la télévision retint son attention. Que faisait Suzanne debout à une heure pareille ? Pris en faute, il reconnut son méfait et vint s'asseoir dans le fauteuil, face au canapé où se trouvait sa mère. Le café qu'elle s'était servie reposait sur la table basse. Depuis le temps qu'elle l'attendait, la boisson s'était refroidie aussi vite que son humeur avait empiré.
"Que faisais-tu ? Où étais-tu ?"
Son ton sec et détaché fit peur à Joseph qui avait l'habitude de ses cris aiguës et de cette colère si éphémère qui la caractérisait.
"Chez un copain, pourquoi ?"
Suzanne tourna son regard vers lui et se mit à analyser son port, sa tenue, son expression masquée d'un voile mystérieux.
"Regarde toi, tu es tout débraillé et tu me prends pour la plus crédule des mères."
Joseph boutonna correctement sa chemise en toussotant.
"On a un peu fait les cons c'est tout mais...
- Arrête de mentir !"
Elle s'était soudainement levée, animée par une incompréhension totale.
"Qu'est-ce que tu as fait ? Et avec qui ?"
La crainte dans sa voix trahissait clairement qu'elle s'était imaginée le pire mais n'était pas encore sur la bonne piste. Joseph en tira profit.
"J'étais au bar avec des blousons noirs."
Suzanne porta une main à sa bouche.
"Tu bois ? Et depuis quand sors tu avec ces voyous ?"
Il inventa un mensonge cohérent, joua la comédie : le rôle du pauvre adolescent perdu et découragé par ses difficultés au lycée. Cela fonctionna mieux qu'il ne l'espérait. Elle le laissa se coucher après un long monologue moralisateur empreint de cette douceur maternelle étouffante dont elle avait la recette. Descamps ne put s'empêcher de rire lorsqu'il l'entendit vérifier les niveaux des bouteilles d'alcool du salon et de la cuisine. Avec sa diversion, sa mère avait totalement oublié de lui rappeler qu'il était privé de sortie.

Résidence des Hadler - 1964

    Frédéric Dubaunet vint rendre visite aux Hadler lors d'un déjeuner cette semaine là sur invitation de Constance. Lorene ne pouvait se rendre au lycée puisque le bras qu'elle utilisait pour écrire était cassé alors la matriarche du clan lui avait octroyé un professeur particulier en attendant. Ne plus venir à Voltaire ne l'empêcha pas de revoir Joseph qui s'était enhardi et devenait de plus en plus fort lorsqu'il s'agissait de s'éclipser afin de passer du temps avec l'anglaise. Ou en escalade d'ailleurs. Cela se percevait au quotidien, l'effet que ses visites avait sur elle. L'étudiante souriait constamment, rougissait parfois en se remémorant certains souvenirs romantiques ou intimes. Qu'elle fut blessée ou non ne troublait pas son bonheur.
"Tu es si gai aujourd'hui, as-tu fait un rêve agréable ?" interrogea Constance en lisant un magazine.
- Très.
La cadette eut un petit rire tandis que sa mère levait un sourcil, amusée par cette curieuse enfant.
"Je suis heureuse de te voir de cette humeur, garde cet air ravi, Frédéric va arriver d'une minute à l'autre."
Lorene retint un soupir. L'idée de croiser à nouveau la route de son ex-fiancé l'ennuyait au plus haut point. Celui-ci fut annoncé par Peter - l'intendant du manoir - et arriva en saluant ses hôtes, suivi de près par Daniel Carter. Soulagée par la présence plus agréable de cet homme, la seconde trouva la force d'arborer un sourire plutôt sincère.
    À table les échanges se déroulèrent naturellement, bien que Lorene fut davantage occupée à rire aux blagues et interventions de Carter qu'à trouver un quelconque intérêt à ce que pouvait dire Dubaunet. Il n'avait pas évolué, que ce soit positivement ou négativement. Frédéric était fidèle à lui-même, arrogant et lourd. Cependant sa présence manqua à Lorene quand elle compris qu'il allait s'entretenir en privé avec Constance. Ils quittèrent la pièce une fois le repas terminé et fermèrent la porte du bureau d'oncle Jon à clef. Le maître de maison invita Daniel dans le petit salon avant de le laisser en présence de son épouse et sa nièce car un appel le poussa à quitter les lieux immédiatement. Katherina se mit à se plaindre de la décoration puis, comme ils n'avaient plus rien à se dire, s'endormit dans l'un des fauteuils. Ce manque de raffinement ne troubla nullement l'ami de Dubaunet.
"Frédéric m'a souvent parlé de vous alors j'avais une idée biaisée de ce que vous étiez.
- Qu'a t-il dit ? Et qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis monsieur Carter ?"
Elle avait un sourire malicieux qui le poussa à être honnête.
"Je sais ce que j'ai vu, mademoiselle. Là où mon ancien camarade d'école garde l'image d'une jeune femme délurée, je saisis que vous l'aimez sincèrement, celui avec qui vous avez trompé Frédéric."
Il l'avait énoncé sans retenue ce qui troubla la lycéenne.
"Au musée, le garçon qui vous accompagnait...
- Je vous prie de garder cela pour vous. Est-ce qu'il sait ?
- Non je n'ai pas colporté ce que j'ai interrompu."
Hadler devint muette, sur la défensive - ce que Carter devina.
"Mademoiselle, il est tout à fait normal qu'à votre âge vous tombiez amoureuse, que vous mentiez à vos parents afin de sortir vous amuser. Je ne suis personne pour vous juger. J'ai eu seize ans moi aussi." ajouta t-il tout sourire, cherchant à regagner sa confiance. Sur un ton confidentiel, baissant la voix, il lui avoua droit dans les yeux que pour la mère de Juliette il avait déjà fait le mur plus d'une fois.
"Depuis combien de temps êtes-vous mariés ?" demanda t-elle piquée par la curiosité.
"Cela aurait fait six années le mois prochain. Trois ans déjà sans elle."
Lorene s'excusa platement d'avoir fait preuve de maladresse.
"Vous ne pouviez pas savoir et on ne punit pas l'ignorance." ajouta Carter, les yeux brillants.

    Lorene et Daniel débattaient vivement sur les talents d'un auteur russe qu'ils avaient lu récemment pendant que Frédéric quittait le bureau aux côtés de Constance. L'homme fut perturbé de voir son ami ainsi penché avec familiarité vers son ancienne fiancée. Il claqua sa langue d'un air agacé puis afficha un sourire hypocrite.
"Carter, nous devons y aller la route est longue et j'ai du travail.
- Bien sûr. Mademoiselle Hadler se fut un plaisir."
Katherina se réveilla brusquement et salua ses invités sous le jugement acide de sa belle-sœur. Ces dames les escortèrent jusqu'à l'entrée. Dubaunet se dépêcha de gagner la voiture quant à Carter, celui-ci faisait rire ses hôtes.
"Madame il faut absolument refaire l'éducation littéraire de votre fille, son avis sur Tourgueniev est scandaleux !
- Oh j'y compte monsieur..." elle marqua une pause puis saisi l'occasion en se rappelant le statut de cet homme. "Vous pourriez venir quand il vous plaira afin de remplir ce rôle."
L'ami de Frédéric regarda Lorene.
"Seulement si cela ne vous dérange pas, mademoiselle."
L'adolescente sourit et accepta. Il était le premier à s'adresser directement à elle afin d'obtenir son avis et non à une parente ou oncle Jon, ce qu'elle apprécia.

    Suite à l'entretien, Constance s'enferma dans la chambre qu'elle occupait. Dubaunet cachait l'identité du garçon, elle le savait mais pourquoi ? Pourquoi cherchait-il à couvrir le couple qui avait brisé un mariage au potentiel merveilleux ? Il fallait creuser ailleurs, demander aux invités de Fanny s'il y avait quelqu'un d'autre avec eux que Annick Sabiani. Ou menacer les employés du manoir.  Une piste, un nom, il ne lui fallait rien de plus. Le comportement de Frédéric l'avait agacé, il avait reconnu la gifle et s'en excusait en ajoutant qu'ils n'étaient pas complémentaires. En présence de Lorene, il continuait de la dévorer des yeux, de la désirer comme une créature intouchable. Qu'avait en tête cet individu... Il fallait le maintenir à l'écart. De toute manière il ne lui était plus d'aucune utilité. A présent, l'anglaise réfléchissait à son plan de mettre un coup de pied dans la fourmilière. Si amant il y avait, des mesures étaient à prendre. L'attitude sereine et relâchée de sa fille créa un déclic. Elle qui était si déprimée depuis un mois... Une chose avait changé. Mais quoi ? Sans attendre, Constance saisit le combiné du téléphone et passa une commande très spéciale. La journée se termina sur une mère satisfaite de ses efforts et des pions qu'elle plaçait sur l'échiquier. Lorene tomberait, céderait aux attentes de la famille et pourrait épouser l'un des candidats que la cheffe de famille avait sélectionné. Personne d'autre.

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⏰ Dernière mise à jour : Sep 10 ⏰

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The devil's heart - Joseph Descamps Mixte 1963Où les histoires vivent. Découvrez maintenant