La marquise de Merteuil au vicomte de Valmont.
Savez-vous, vicomte, que votre lettre est d'une insolence rare, & qu'il ne tiendrait qu'à moi de m'en fâcher ? mais elle m'a prouvé clairement que vous aviez perdu la tête, & cela seul vous a sauvé de mon indignation. Amie généreuse & sensible, j'oublie mon injure pour ne m'occuper que de votre danger ; & quelque ennuyeux qu'il soit de raisonner, je cède au besoin que vous en avez dans ce moment.
Vous, avoir la présidente de Tourvel ! mais quel ridicule caprice ! Je reconnais bien là votre mauvaise tête, qui ne sait désirer que ce qu'elle croit ne pas pouvoir obtenir. Qu'est-ce donc que cette femme ? des traits réguliers si vous voulez, mais nulle expression : passablement faite, mais sans grâce ; toujours mise à faire rire, avec ses paquets de fichus sur la gorge & son corps qui remonte au menton ! Je vous le dis en amie, il ne vous faudrait pas deux femmes comme celle-là, pour vous faire perdre toute votre considération. Allons, vicomte, rougissez vous-même & revenez à vous. Je vous promets le secret.
Et puis, voyez donc les désagréments qui vous attendent ! quel rival avez-vous à combattre ? Un mari ! Ne vous sentez-vous pas humilié à ce seul mot ? Quelle honte si vous échouez ! & même combien peu de gloire dans le succès ! Je vous le prédis : dans la plus heureuse supposition, votre présidente croira avoir tout fait pour vous en vous traitant comme son mari, et. Ici c'est bien pis encore : votre prude est dévote, & de cette dévotion de bonne femme qui condamne à une éternelle enfance. Peut-être surmonterez-vous cet obstacle, mais ne vous flattez pas de le détruire : vainqueur de l'amour de Dieu, vous ne le serez pas de la peur du diable ; et quand, tenant votre maîtresse dans vos bras, vous sentirez palpiter son cœur, ce sera de crainte et non d'amour. Peut-être, si vous eussiez connu cette femme plus tôt, en eussiez-vous pu faire quelque chose ; mais cela a vingt-deux ans, et il y en a près de deux qu'elle est mariée. Croyez-moi, vicomte, quand une femme s'est encroûtée à ce point, il faut l'abandonner à son sort.
C'est pourtant pour ce bel objet que vous refusez de m'obéir, & que vous renoncez à l'aventure la plus délicieuse & la plus faite pour vous faire honneur. Par quelle fatalité faut-il donc que Gercourt garde toujours quelque avantage sur vous ? Tenez, je vous en parle sans humeur : mais, dans ce moment, je suis tentée de croire que vous ne méritez pas votre réputation ; je suis tentée surtout de vous retirer ma confiance. Je ne m'accoutumerai jamais à dire mes secrets à l'amant de madame de Tourvel.
Sachez pourtant que la petite Volanges a déjà fait tourner une tête. Le jeune Danceny en raffole. Il a chanté avec elle ; aussi j'ai de l'humeur, & sûrement je querellerai le chevalier à son arrivée. Je lui conseille d'être doux, car, dans ce moment, il ne m'en coûterait rien de rompre avec lui. Je suis sûre que si j'avais le bon esprit de le quitter à présent, il en serait au désespoir ; & rien ne m'amuse comme un désespoir amoureux. Sérieusement je vais m'occuper de cette rupture. Voilà pourtant de quoi vous êtes cause ! aussi je le mets sur votre conscience. Adieu. Recommandez-moi aux prières de votre présidente.
Paris, ce 7 août 17...
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Les Liaisons Dangereuses - Version abrégée
General FictionCette œuvre littéraire majeure du XVIIIe siècle, qui narre le duo pervers de deux nobles manipulateurs, roués et libertins du siècle des Lumières, est considérée comme un chef-d'œuvre de la littérature française.