La marquise de Merteuil au vicomte de Valmont.
Me boudez-vous, vicomte ? ou bien êtes-vous mort ? ou, ce qui y ressemblerait beaucoup, ne vivez-vous plus que pour votre présidente ? Cette femme, qui vous a rendu les illusions de la jeunesse, vous en rendra bientôt aussi les ridicules préjugés. Déjà vous voilà timide & esclave ; Il faut qu'elle se donne, me dites-vous : eh ! sans doute, il le faut ; aussi se donnera-t-elle comme les autres, avec cette différence que ce sera de mauvaise grâce. Mais, pour qu'elle finisse par se donner, le vrai moyen est de commencer par la prendre. Que cette ridicule distinction est bien un vrai déraisonnement de l'amour ! Je dis l'amour ; car vous êtes amoureux. Vous parler autrement, ce serait vous trahir ; ce serait vous cacher votre mal.
Mais vous, vous qui n'êtes plus vous, vous vous conduisez comme si vous aviez peur de réussir. Et depuis quand voyagez-vous à petites journées & par des chemins de traverse ? Mon ami, quand on veut arriver, des chevaux de poste & la grande route ! Mais laissons ce sujet qui me donne d'autant plus d'humeur qu'il me prive du plaisir de vous voir. Au moins écrivez-moi plus souvent que vous ne faites, & mettez-moi au courant de vos progrès. Savez-vous que voilà plus de quinze jours que cette ridicule aventure vous occupe, & que vous négligez tout le monde ?
À propos de négligence, vous ressemblez aux gens qui envoient régulièrement savoir des nouvelles de leurs amis malades, mais qui ne se font jamais rendre la réponse. Vous finissez votre dernière lettre par me demander si le chevalier est mort. Rassurez-vous, il n'est point mort ; ou s'il l'était, ce serait de l'excès de sa joie : Ce pauvre chevalier, comme il est tendre ! comme il est fait pour l'amour ! comme il sait sentir vivement ! la tête m'en tourne. Sérieusement, le bonheur parfait qu'il trouve à être aimé de moi, m'attache véritablement à lui.
Ce même jour, où je vous écrivais que j'allais travailler à notre rupture, combien je le rendis heureux ! Je m'occupais pourtant tout de bon des moyens de le désespérer, quand on me l'annonça. Soit caprice ou raison, jamais il ne me parut si bien. Je le reçus cependant avec humeur. Il espérait passer deux heures avec moi, avant celle où ma porte serait ouverte à tout le monde. Je lui dis que j'allais sortir : il me demanda où j'allais ; je refusai de le lui apprendre. Il insista : Où vous ne serez pas, repris-je avec aigreur. Heureusement pour lui, il resta pétrifié de cette réponse ; car s'il eût dit un mot, il s'ensuivait immanquablement une scène qui eût amené la rupture que j'avais projetée. Je sors pour affaire, lui dis-je avec un air un peu plus doux, & même cette affaire vous regarde ; mais ne m'interrogez pas. Je souperai chez moi ; revenez, & vous serez instruit. Alors il retrouva la parole ; mais je ne lui permis pas d'en faire usage. Je suis très-pressée, continuai-je : laissez-moi ; à ce soir. Il baisa ma main & sortit.
Aussitôt, pour le dédommager, peut-être pour me dédommager moi-même, je me décide à lui faire connaître ma petite maison dont il ne se doutait pas. Le soir, quand mon chevalier arrive à ma porte avec l'empressement qu'il a toujours, mon suisse la lui refuse & lui remet en même temps un billet de moi, mais non de mon écriture, suivant ma prudente règle. Il l'ouvre, & y trouve, de la main de Victoire : « À neuf heures précises, au boulevard, devant les cafés. » Il s'y rend, & là un petit laquais qu'il ne connaît pas, qu'il croit au moins ne pas connaître, car c'était Victoire, vient lui annoncer qu'il faut renvoyer sa voiture et le suivre. Toute cette marche romanesque lui échauffait la tête d'autant, & la tête échauffée ne nuit à rien. Il arrive enfin, & la surprise & l'amour causaient en lui un véritable enchantement.
Nous passons jusqu'au boudoir, qui était dans toute sa parure. Là, moitié réflexion, moitié sentiment, je passai mes bras autour de lui & me laissai tomber à ses genoux. « Ô mon ami ! lui dis-je, pour vouloir te ménager la surprise de ce moment, je me reproche de t'avoir affligé par l'apparence de l'humeur ; d'avoir pu un instant voiler mon cœur à tes regards. Pardonne-moi mes torts ; je veux les expier à force d'amour. » Vous jugez de l'effet de ce discours sentimental. L'heureux chevalier me releva, & mon pardon fut scellé sur cette même ottomane où vous & moi scellâmes si gaiement & de la même manière notre éternelle rupture.
Comme nous avions six heures à passer ensemble & que j'avais résolu que tout ce temps fût pour lui également délicieux, je modérai ses transports, & l'aimable coquetterie vint remplacer la tendresse. Je ne crois pas avoir jamais mis tant de soin à plaire, ni avoir été jamais aussi contente de moi.
Enfin au point du jour il fallut se séparer. Au moment où nous sortîmes, & pour dernier adieu, je pris la clef de cet heureux séjour ; & la lui remettant entre les mains : « Je ne l'ai eue que pour vous, lui dis-je, il est juste que vous en soyez maître ; c'est au sacrificateur à disposer du temple. » C'est par cette adresse que j'ai prévenu les réflexions qu'aurait pu lui faire naître la propriété, toujours suspecte, d'une petite maison. Je le connais assez pour être sûre qu'il ne s'en servira que pour moi ; & si la fantaisie me prenait d'y aller sans lui, il me reste bien une double clef. Il voulait à toute force prendre jour pour y revenir ; mais je l'aime trop encore pour vouloir l'user si vite. Il ne faut se permettre d'excès qu'avec les gens qu'on veut quitter bientôt. Il ne sait pas cela, lui ; mais, pour son bonheur, je le sais pour deux.
Je m'aperçois qu'il est trois heures du matin, & que j'ai écrit un volume, ayant le projet de n'écrire qu'un mot. Tel est le charme de la confiante amitié : c'est elle qui fait que vous êtes toujours ce que j'aime le mieux ; mais, en vérité, le chevalier est ce qui me plaît davantage.
De..., ce 12 août 17...
VOUS LISEZ
Les Liaisons Dangereuses - Version abrégée
Narrativa generaleCette œuvre littéraire majeure du XVIIIe siècle, qui narre le duo pervers de deux nobles manipulateurs, roués et libertins du siècle des Lumières, est considérée comme un chef-d'œuvre de la littérature française.