Le vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil.
J'ai un avis important à vous donner, ma chère amie. Je soupai hier, comme vous savez, chez la maréchale : on y parla de vous, & j'en dis, non pas tout le bien que j'en pense, mais tout celui que je n'en pense pas. Tout le monde paraissait être de mon avis, & la conversation languissait, comme il arrive toujours quand on ne dit que du bien de son prochain, lorsqu'il s'éleva un contradicteur : c'était Prévan.
« A Dieu ne plaise, dit-il en se levant, que je doute de la sagesse de madame de Merteuil ! mais j'oserais croire qu'elle la doit plus à sa légèreté qu'à ses principes. Il est peut-être plus difficile de la suivre que de lui plaire ; & comme on ne manque guère en courant après une femme d'en rencontrer d'autres sur son chemin ; comme, à tout prendre, ces autres-là peuvent valoir autant & plus qu'elle, les uns sont distraits par un goût nouveau, d'autres s'arrêtent de lassitude ; & c'est peut-être la femme de Paris qui a eu le moins à se défendre. Pour moi, ajouta-t-il (encouragé par le sourire de quelques femmes), je ne croirai à la vertu de madame de Merteuil, qu'après avoir crevé six chevaux à lui faire ma cour. »
Cette mauvaise plaisanterie réussit, comme toutes celles qui tiennent à la médisance ; & pendant le rire qu'elle excitait, Prévan reprit sa place, & la conversation générale changea.
Il me reste à vous dire que ce Prévan, que vous ne connaissez pas, est infiniment aimable, & encore plus adroit. Que si quelquefois vous m'avez entendu dire le contraire, c'est seulement que je ne l'aime pas, que je me plais à contrarier ses succès, & que je n'ignore pas de quel poids est mon suffrage auprès d'une trentaine de nos femmes les plus à la mode.
En effet, je l'ai empêché longtemps, par ce moyen, de paraître sur ce que nous appelons le grand théâtre ; & il faisait des prodiges, sans en avoir plus de réputation. C'est enfin aujourd'hui le seul homme, peut-être, que je craindrais de rencontrer sur mon chemin ; & votre intérêt à part, vous me rendrez un vrai service de lui donner quelque ridicule, chemin faisant. Je le laisse en bonnes mains ; & j'ai l'espoir qu'à mon retour ce sera un homme noyé.
Je vous promets, en revanche, de mener à bien l'aventure de votre pupille, & de m'occuper d'elle autant que de ma belle prude.
Celle-ci vient de m'envoyer un projet de capitulation. Toute sa lettre annonce le désir d'être trompée. Il est impossible d'en offrir un moyen plus commode & aussi plus usé. Elle veut que je sois son ami. Mais moi, qui aime les méthodes nouvelles & difficiles, je ne prétends pas l'en tenir quitte à si bon marché ; & assurément je n'aurai pas pris tant de peine auprès d'elle, pour terminer par une séduction ordinaire.
J'ai donc refusé la précieuse amitié, & m'en suis tenu à mon titre d'amant. Comme je ne me dissimule point que ce titre, qui ne paraît d'abord qu'une dispute de mots, & pourtant d'une importance réelle à obtenir, j'ai mis beaucoup de soin à ma lettre, & j'ai tâché d'y répandre ce désordre, qui peut seul peindre le sentiment. J'ai enfin déraisonné le plus qu'il m'a été possible : car sans déraisonnement, point de tendresse ; & c'est je crois, par cette raison, que les femmes nous sont si supérieures dans les lettres d'amour.
J'ai fini la mienne par une cajolerie, & c'est encore une suite de mes profondes observations. Après que le cœur d'une femme a été exercé quelque temps, il a besoin de repos ; & j'ai remarqué qu'une cajolerie était, pour toutes, l'oreiller le plus doux à leur offrir.
Adieu, ma belle amie. Je pars demain. Faites-moi passer vos sublimes instructions, & aidez-moi de vos sages conseils dans ce moment décisif.
Surtout, défendez-vous de Prévan ; & puissé-je un jour vous dédommager de ce sacrifice ! Adieu.
De... ce 11 septembre 17...
VOUS LISEZ
Les Liaisons Dangereuses - Version abrégée
Ficción GeneralCette œuvre littéraire majeure du XVIIIe siècle, qui narre le duo pervers de deux nobles manipulateurs, roués et libertins du siècle des Lumières, est considérée comme un chef-d'œuvre de la littérature française.