Lettre LVII / Valmont à Merteuil

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 Le vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil.

J'ai trouvé votre lettre hier à mon arrivée. Votre colère m'a tout à fait réjoui. Vous ne sentiriez pas plus vivement les torts de Danceny, quand il les aurait eus vis-à-vis de vous. C'est sans doute par vengeance, que vous accoutumez sa Maîtresse à lui faire de petites infidélités ; vous êtes un bien mauvais sujet ! Oui, vous êtes charmante, & je ne m'étonne pas qu'on vous résiste moins qu'à Danceny.

Enfin je le sais par cœur, ce beau héros de roman ! il n'a plus de secret pour moi. Je lui ai tant dit que l'amour honnête était le bien suprême, qu'un sentiment valait mieux que dix intrigues, que j'étais moi-même, dans ce moment, amoureux & timide ; il m'a trouvé enfin une façon de penser si conforme à la sienne, que dans l'enchantement où il était de ma candeur, il m'a tout dit & m'a juré une amitié sans réserve. Nous n'en sommes guère plus avancés pour notre projet.

D'abord, il m'a paru que son système était qu'une demoiselle mérite beaucoup plus de ménagements qu'une femme, comme ayant plus à perdre. Il trouve, surtout, que rien ne peut justifier un homme de mettre une fille dans la nécessité de l'épouser ou de vivre déshonorée, quand la fille est infiniment plus riche que l'homme, comme dans le cas où il se trouve. La sécurité de la mère, la candeur de la fille, tout l'intimide & l'arrête. L'embarras ne serait point de combattre ses raisonnements, quelque vrais qu'ils soient. Avec un peu d'adresse & aidé par la passion, on les aurait bientôt détruits. Mais ce qui empêche qu'il n'y ait de prise sur lui, c'est qu'il se trouve heureux comme il est. En effet, si les premières amours paraissent, en général, plus honnêtes, & comme on dit, plus pures ; si elles sont au moins plus lents dans leur marche, ce n'est pas, comme on le pense, délicatesse ou timidité ; c'est que le cœur étonné par un sentiment inconnu, s'arrête, pour ainsi dire, à chaque pas, pour jouir du charme qu'il éprouve, & que ce charme est si puissant sur un cœur neuf, qu'il l'occupe au point de lui faire oublier tout autre plaisir. Cela est si vrai, qu'un libertin amoureux, si un libertin peut l'être, devient de ce moment même moins pressé de jouir ; & qu'enfin, entre la conduite de Danceny avec la petite Volanges, & la mienne avec la prude madame de Tourvel, il n'y a que la différence du plus au moins.

Il aurait fallu, pour échauffer notre jeune homme, plus d'obstacles qu'il n'en a rencontrés ; surtout qu'il eût eu besoin de plus de mystère, car le mystère mène à l'audace. Je ne suis pas éloigné de croire que vous nous avez nui en le servant trop bien ; votre conduite eût été excellente avec un homme usagé, qui n'eût eu que des désirs : mais vous auriez pu prévoir que pour un homme jeune, honnête & amoureux, le plus grand prix des faveurs est d'être la preuve de l'amour ; & que par conséquent, plus il serait sûr d'être aimé, moins il serait entreprenant. Que faire à présent ? je n'en sais rien ; mais je n'espère pas que la petite soit prise avant le mariage, & nous en serons pour nos frais : j'en suis fâché, mais je n'y vois pas de remède.

Adieu, ma belle amie ; je vous embrasse comme je vous désire ; je défie tous les baisers du chevalier d'avoir autant d'ardeur.

De ... ce 5 septembre 17...

Les Liaisons Dangereuses - Version abrégéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant