Lettre CXXXII.
La présidente de Tourvel à madame de Rosemonde.
Pénétrée, Madame, de vos bontés pour moi, je m'y livrerais tout entière, si je n'étais retenue en quelque sorte, par la crainte de les profaner en les acceptant. Pourquoi faut-il, quand je les vois si précieuses, que je sente en même temps que je n'en suis plus digne ?
Puis-je mériter encore une amitié qui ne suffit plus à mon bonheur ? Je dis de même de vos conseils ; j'en sens le prix & ne puis les suivre. Et comment ne croirais-je pas à un bonheur parfait, quand je l'éprouve en ce moment ? Oui, si les hommes sont tels que vous le dites, il faut les fuir, ils sont haïssables ; mais qu'alors Valmont est loin de leur ressembler ! S'il a comme eux cette violence de passion, que vous nommez emportement, combien n'est-elle pas surpassée en lui par l'excès de sa délicatesse ! O mon amie ! vous me parlez de partager mes peines, jouissez donc de mon bonheur ; je le dois à l'amour, & de combien encore l'objet en augmente le prix ! Vous aimez votre neveu, dites-vous, peut-être avec faiblesse ? Ah ! si vous le connaissiez comme moi ! je l'aime avec idolâtrie, & bien moins encore qu'il ne le mérite. Il a pu sans doute être entraîné dans quelques erreurs, il en convient lui-même ; mais qui jamais connut comme lui le véritable amour ? Que puis-je vous dire de plus ? il le ressent tel qu'il l'inspire.
Vous allez croire que c'est là une de ces idées chimériques, dont l'amour ne manque jamais d'abuser notre imagination ; mais dans ce cas, pourquoi serait-il devenu plus tendre, plus empressé, depuis qu'il n'a plus rien à obtenir ? Je l'avouerai, je lui trouvais auparavant un air de réflexion, de réserve, qui l'abandonnait rarement, & qui souvent me ramenait, malgré moi, aux fausses & cruelles impressions qu'on m'avait données de lui. Mais depuis qu'il peut se livrer sans contrainte aux mouvements de son cœur, il semble deviner tous les désirs du mien. Qui sait si nous n'étions pas nés l'un pour l'autre ? si ce bonheur ne m'était pas réservé, d'être nécessaire au sien ? Ah ! si c'est une illusion, que je meure donc avant qu'elle finisse. Mais non ; je veux vivre pour le chérir, pour l'adorer. Pourquoi cesserait-il de m'aimer ? Quelle autre femme rendrait-il plus heureuse que moi ? Et, je le sens par moi-même, ce bonheur qu'on fait naître, est le plus fort lien, le seul qui attache véritablement. Oui, c'est ce sentiment délicieux qui ennoblit l'amour, qui le purifie en quelque sorte, & le rend vraiment digne d'une âme tendre & généreuse, telle que celle de Valmont.
Adieu, ma chère, ma respectable, mon indulgente amie. Je voudrais en vain vous écrire plus longtemps ; voici l'heure où il a promis de venir, & toute autre idée m'abandonne. Pardon ! mais vous voulez mon bonheur, & il est si grand dans ce moment, que je suffis à peine à le sentir.
Paris ce 7 novembre 17...
Lettre CXXXIII.
Le vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil.
Comment me jugez-vous donc depuis quelque temps, si, même dans votre indulgence, vous doutez encore de mes sentiments ou de mon énergie ? Des sacrifices que je ne voudrais ou ne pourrais pas faire ! Ainsi donc, vous me croyez amoureux, subjugué ? & le prix que j'ai mis au succès, vous me soupçonnez de l'attacher à la personne ? Ah ! grâce au Ciel, je n'en suis pas encore réduit là, & je m'offre à vous le prouver. Oui, je vous le prouverai, quand même ce devrait être envers madame de Tourvel. Assurément, après cela, il ne doit pas vous rester de doute.
J'ai pu, je crois, sans me compromettre, donner quelque temps à une femme, qui a au moins le mérite d'être d'un genre qu'on rencontre rarement. Peut-être aussi la saison morte dans laquelle est venue cette aventure, m'a fait m'y livrer davantage ; & encore à présent, qu'à peine le grand courant commence à reprendre, il n'est pas étonnant qu'elle m'occupe presque en entier. Mais songez donc qu'il n'y a guère que huit jours que je jouis du fruit de trois mois de soins. Je me suis si souvent arrêté davantage à ce qui valait bien moins, & ne m'avait pas tant coûté !... De ce que l'esprit est occupé, s'ensuit-il que le cœur soit esclave ? non, sans doute. Aussi le prix que je ne me défends pas de mettre à cette aventure, ne m'empêchera pas d'en courir d'autres, ou même de la sacrifier à de plus agréables.
VOUS LISEZ
Les Liaisons Dangereuses - Version abrégée
General FictionCette œuvre littéraire majeure du XVIIIe siècle, qui narre le duo pervers de deux nobles manipulateurs, roués et libertins du siècle des Lumières, est considérée comme un chef-d'œuvre de la littérature française.