La marquise de Merteuil à Cécile Volanges.
Ainsi Cécile, vous voilà bien fâchée, bien honteuse ! & ce M. de Valmont est un méchant homme, n'est-ce pas ? Comment ! Il vous apprend ce que vous mouriez d'envie de savoir ! En vérité, ces procédés-là sont impardonnables. Et vous, de votre côté, vous voulez garder votre sagesse pour votre amant ; vous ne chérissez de l'amour que les peines, & non les plaisirs ! Sérieusement, peut-on, à quinze ans passés, être enfant comme vous l'êtes ? Vous avez bien raison de dire que vous ne méritez pas mes bontés. Je voulais pourtant être votre amie : vous en avez besoin peut-être avec la mère que vous avez, & le mari qu'elle veut vous donner ! Mais si vous ne vous formez pas davantage, que voulez-vous qu'on fasse de vous ? Que peut-on espérer ; si ce qui fait venir l'esprit aux filles semble au contraire vous l'ôter ?
Si vous pouviez prendre sur vous de raisonner un moment, vous trouveriez bientôt que vous devez vous féliciter au lieu de vous plaindre. Mais vous êtes honteuse, & cela vous gêne ! Tranquillisez-vous ; la honte que cause l'amour est comme sa douleur : on ne l'éprouve qu'une fois. On peut encore la feindre après, mais on ne la sent plus. Cependant le plaisir reste, & c'est bien quelque chose. Je crois même avoir démêlé, à travers votre petit bavardage, que vous pourriez le compter pour beaucoup. Allons, un peu de bonne foi. Là, ce trouble qui vous faisait trouver si difficile de se défendre, qui vous rendait comme fâchée quand Valmont s'en est allé, était-ce bien la honte qui le causait, ou si c'était le plaisir ? & ses façons de dire auxquelles on ne sait comment répondre, cela ne viendrait-il pas de ses façons de faire ? Ah, petite fille, vous mentez, & vous mentez à votre amie ! Cela n'est pas bien. Mais brisons-là.
Ce qui, pour tout le monde, serait un plaisir, & pourrait n'être que cela, devient dans votre situation un véritable bonheur. En effet, placée entre une mère dont il vous importe d'être aimée, & un amant dont vous désirez de l'être toujours, comment ne voyez-vous pas que le seul moyen d'obtenir ces succès opposés, est de vous occuper d'un tiers ? Distraite par cette nouvelle aventure, tandis que vis-à-vis de votre maman vous aurez l'air de sacrifier à votre soumission pour elle un goût qui lui déplaît, vous acquerrez vis-à-vis de votre amant l'honneur d'une belle défense. En l'assurant sans cesse de votre amour, vous ne lui en accorderez pas les dernières preuves. Ces refus, si peu pénibles dans le cas où vous serez, il ne manquera pas de les mettre sur le compte de votre vertu ; il s'en plaindra peut-être, mais il vous en aimera davantage ; & pour avoir le double mérite, aux yeux de l'un de sacrifier l'amour, à ceux de l'autre d'y résister, il ne vous en coûtera que d'en goûter les plaisirs.
Ce parti que je vous propose, ne vous paraît-il pas le plus raisonnable comme le plus doux ? Savez-vous ce que vous avez gagné à celui que vous avez pris ? c'est que votre maman a attribué votre redoublement de tristesse à un redoublement d'amour, qu'elle en est outrée, & que pour vous en punir elle n'attend que d'en être plus sûre. Elle vient de m'en écrire ; elle tentera tout pour obtenir cet aveu de vous-même. Elle ira peut-être, me dit-elle, jusqu'à vous proposer Danceny pour époux ; & cela, pour vous engager à parler. Et si, vous laissant séduire par cette trompeuse tendresse, vous répondiez selon votre cœur, bientôt renfermée pour longtemps, peut-être pour toujours, vous pleureriez à loisir votre aveugle crédulité.
Cette ruse qu'elle veut employer contre vous, il faut la combattre par une autre. Commencez donc, en lui montrant moins de tristesse, à lui faire croire que vous songez moins à Danceny. Elle vous en saura d'autant plus de gré, qu'elle y trouvera une occasion de s'applaudir de sa prudence, qui lui a suggéré ce moyen. Mais si, conservant quelque doute, elle persistait pourtant à vous éprouver, & qu'elle vînt à vous parler de mariage, renfermez-vous, en fille bien née, dans une parfaite soumission. Au fait, qu'y risquez-vous ? Pour ce qu'on fait d'un mari, l'un vaut toujours bien l'autre ; & le plus incommode est encore moins gênant qu'une mère.
Une fois plus contente de vous, votre maman vous mariera enfin ; & alors, plus libre dans vos démarches, vous pourrez, à votre choix, quitter Valmont pour prendre Danceny, ou même les garder tous deux. Car, prenez-y garde, votre Danceny est gentil : mais c'est un de ces hommes qu'on a quand on veut & tant qu'on veut ; on peut donc se mettre à l'aise avec lui. Il n'en est pas de même de Valmont : on le garde difficilement ; il est dangereux de le quitter.
Vous tâcherez donc, si vous êtes sage, de vous raccommoder avec Valmont, qui doit être très en colère contre vous ; & comme il faut savoir réparer ses sottises, ne craignez pas de lui faire quelques avances : aussi bien apprendrez-vous bientôt que si les hommes nous font les premières, nous sommes presque toujours obligées de faire les secondes. Vous avez un prétexte pour celles-ci : car il ne faut pas que vous gardiez cette lettre & j'exige de vous de la remettre à Valmont aussitôt que vous l'aurez lue. N'oubliez pas pourtant de la recacheter auparavant. D'abord, c'est qu'il faut vous laisser le mérite de la démarche que vous ferez vis-à-vis de lui, & qu'elle n'ait pas l'air de vous avoir été conseillée ; & puis, c'est qu'il n'y a que vous au monde, dont je sois assez l'amie pour vous parler comme je fais.
Adieu, bel ange ; suivez mes conseils, & vous me manderez si vous vous en trouvez bien...
Paris, ce 4 octobre 17...
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Les Liaisons Dangereuses - Version abrégée
Ficción GeneralCette œuvre littéraire majeure du XVIIIe siècle, qui narre le duo pervers de deux nobles manipulateurs, roués et libertins du siècle des Lumières, est considérée comme un chef-d'œuvre de la littérature française.