Lettre CLI.
Le vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil.
Sans doute, Marquise, que vous ne me croyez pas assez peu d'usage, pour penser que j'aie pu prendre le change sur le tête-à-tête où je vous ai trouvée ce soir, & sur l'étonnant hasard qui a conduit Danceny chez vous ? Ce n'est pas que votre physionomie exercée n'ait su prendre à merveille l'expression du calme & de la sérénité, ni que vous vous soyez trahie par aucune de ces phrases, qui quelquefois échappent au trouble ou au repentir. Je conviens même encore que vos regards dociles vous ont parfaitement servie ; & que s'ils avaient su se faire croire aussi bien que se faire entendre, loin que j'eusse pris ou conservé le moindre soupçon, je n'aurais pas douté un moment du chagrin extrême que vous causait ce tiers importun. Mais, pour ne pas déployer en vain d'aussi grands talents, pour en obtenir le succès que vous vous en promettiez, pour produire enfin l'illusion que vous cherchiez à faire naître, il fallait donc auparavant former votre amant novice avec plus de soin.
Oh ! qu'avec toute autre femme, je serais bientôt vengé ! que je m'en ferais de plaisir ! & qu'il surpasserait aisément celui qu'elle aurait cru me faire perdre ! Oui, c'est bien pour vous seule que je peux préférer la réparation à la vengeance ; & ne croyez pas que je sois retenu par le moindre doute, par la plus légère incertitude ; je sais tout.
Vous êtes à Paris depuis quatre jours ; & chaque jour vous avez vu Danceny, & vous n'avez vu que lui seul. Aujourd'hui même votre porte était encore fermée ; & il n'a manqué à votre suisse, pour m'empêcher d'arriver jusqu'à vous, qu'une assurance égale à la vôtre. Cependant je ne devais pas douter, me mandiez-vous, d'être le premier informé de votre arrivée ; de cette arrivée dont vous ne pouviez pas encore me dire le jour, tandis que vous m'écriviez la veille de votre départ. Nierez-vous ces faits, ou tenterez-vous de vous en excuser ? L'un & l'autre sont également impossible ; & pourtant je me contiens encore ! Reconnaissez-là votre empire ; mais croyez-moi, contente de l'avoir éprouvé, n'en abusez pas plus longtemps. Nous nous connaissons tous deux, Marquise ; ce mot doit vous suffire.
Vous sortez demain toute la journée, m'avez-vous dit ? A la bonne heure, si vous sortez en effet ; & vous jugez que je le saurai. Mais enfin, vous rentrerez le soir ; & pour notre difficile réconciliation, nous n'aurons pas trop de temps jusqu'au lendemain. Faites-moi donc savoir si ce sera chez vous, ou là-bas, que se feront nos expiations nombreuses & réciproques. Surtout plus de Danceny. Votre mauvaise tête s'était remplie de son idée, & je peux n'être pas jaloux de ce délire de votre imagination : mais songez que de ce moment, ce qui n'était qu'une fantaisie deviendrait une préférence marquée. Je ne me crois pas fait pour cette humiliation, & je ne m'attends pas à la recevoir de vous.
J'espère même que ce sacrifice ne vous en paraîtra pas un. Mais quand il vous coûterait quelque chose, il me semble que je vous ai donné un assez bel exemple ; qu'une femme sensible & belle, qui n'existait que pour moi, qui dans ce moment même meurt peut-être d'amour & de regret, peut bien valoir un jeune écolier, qui, si vous voulez, ne manque ni de figure ni d'esprit, mais qui n'a encore ni usage ni consistance.
Adieu, Marquise ; je ne vous dis rien de mes sentiments pour vous. Tout ce que je puis faire en ce moment, c'est de ne pas scruter mon cœur. J'attends votre réponse. Songez en la faisant, songez bien que plus il vous est facile de me faire oublier l'offense que vous m'avez faite, plus un refus de votre part, un simple délai, la graverait dans mon cœur en traits ineffaçables.
Paris, ce 3 décembre 17...
Lettre CLII.
La marquise de Merteuil au vicomte de Valmont.
Savez-vous, vicomte, pourquoi je ne me suis jamais remariée ? Ce n'est assurément pas faute d'avoir trouvé assez de partis avantageux ; c'est uniquement pour que personne n'ait le droit de trouver à redire à mes actions. Ce n'est même pas que j'aie craint de ne plus pouvoir faire mes volontés, car j'aurais bien toujours fini par là ; mais c'est qu'il m'aurait gêné que quelqu'un eût eu seulement le droit de s'en plaindre ; c'est qu'enfin je ne voulais tromper que pour mon plaisir, & non par nécessité. Et voilà que vous m'écrivez la lettre la plus maritale qu'il soit possible de voir ! Vous ne m'y parlez que de torts de mon côté, & de grâces de la vôtre ! Mais comment donc peut-on manquer à celui à qui on ne doit rien ? je ne saurais le concevoir !
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Les Liaisons Dangereuses - Version abrégée
Ficción GeneralCette œuvre littéraire majeure du XVIIIe siècle, qui narre le duo pervers de deux nobles manipulateurs, roués et libertins du siècle des Lumières, est considérée comme un chef-d'œuvre de la littérature française.