Cécile Volanges à Sophie Carnay.
Ah ! ma Sophie, voici bien des nouvelles ! je ne devrais peut-être pas te les dire : mais il faut bien que j'en parle à quelqu'un ; c'est plus fort que moi. Ce chevalier Danceny... Je suis dans un trouble que je ne peux pas écrire : je ne sais par où commencer. Depuis que je t'avais raconté la jolie soirée que j'avais passée chez maman avec lui & madame de Merteuil, je ne t'en parlais plus : c'est que je ne voulais plus en parler à personne ; mais j'y pensais pourtant toujours. Depuis il était devenu si triste, mais si triste, si triste, que ça me faisait de la peine ; & quand je lui demandais pourquoi, il me disait que non : mais je voyais bien que si. Enfin hier il l'était encore plus que de coutume. Ça n'a pas empêché qu'il n'ait eu la complaisance de chanter avec moi comme à l'ordinaire ; mais toutes les fois qu'il me regardait, cela me serrait le cœur. Après que nous eûmes fini de chanter, il alla renfermer ma harpe dans son étui ; &, en m'en rapportant la clé, il me pria d'en jouer encore le soir, aussitôt que je serais seule. Je ne me défiais de rien du tout ; je ne voulais même pas : mais il m'en pria tant, que je lui dis qu'oui. Il avait bien ses raisons. Effectivement, quand je fus retirée chez moi et que ma femme de chambre fut sortie, j'allai pour prendre ma harpe. Je trouvai dans les cordes une lettre, pliée seulement, & point cachetée, & qui était de lui. Ah ! si tu savais tout ce qu'il me mande ! Depuis que j'ai lu sa lettre, j'ai tant de plaisir, que je ne peux plus songer à autre chose. Je l'ai relue quatre fois tout de suite, & puis je l'ai serrée dans mon secrétaire. Je la savais par cœur ; &, quand j'ai été couchée, je l'ai tant répétée, que je ne songeais pas à dormir. Dès que je fermais les yeux, je le voyais là, qui me disait lui-même tout ce que je venais de lire. Je ne me suis endormie que bien tard, & aussitôt que je me suis réveillée (il était encore de bien bonne heure), j'ai été reprendre sa lettre pour la relire à mon aise. Je l'ai emportée dans mon lit, & puis je l'ai baisée comme si... C'est peut-être mal fait de baiser une lettre comme ça, mais je n'ai pas pu m'en empêcher.
À présent, ma chère amie, si je suis bien aise, je suis bien embarrassée ; car sûrement il ne faut pas que je réponde à cette lettre-là. Je sais bien que ça ne se doit pas, & pourtant il me le demande ; &, si je ne réponds pas, je suis sûre qu'il va encore être triste. C'est pourtant bien malheureux pour lui ! Qu'est-ce que tu me conseilles ? mais tu n'en sais pas plus que moi. J'ai bien envie d'en parler à madame de Merteuil, qui m'aime bien. Je voudrais bien le consoler : mais je ne voudrais rien faire qui fût mal. On nous recommande tant d'avoir bon cœur ! & puis on nous défend de suivre ce qu'il inspire, quand c'est pour un homme ! ça n'est pas juste non plus. Est-ce qu'un homme n'est pas notre prochain comme une femme, et plus encore ? car enfin, n'a-t-on pas son père comme sa mère, son frère comme sa sœur ? Oh ! je suis bien en peine.
Adieu, ma bonne amie. Dis-moi toujours ce que tu penses.
De..., ce 19 août 17...
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Les Liaisons Dangereuses - Version abrégée
General FictionCette œuvre littéraire majeure du XVIIIe siècle, qui narre le duo pervers de deux nobles manipulateurs, roués et libertins du siècle des Lumières, est considérée comme un chef-d'œuvre de la littérature française.