Lettre CLVI.
Cécile Volanges au chevalier Danceny.
(Jointe à la précédente.)
Comment donc se fait-il, mon cher ami, que je cesse de vous voir, quand je ne cesse pas de le désirer ? n'en avez-vous plus autant d'envie que moi ? Ah ! c'est bien à présent que je suis triste ! plus triste que quand nous étions séparés tout à fait. Le chagrin que j'éprouvais par les autres, c'est à présent de vous qu'il me vient, & cela fait bien plus de mal.
Depuis quelques jours, maman n'est jamais chez elle, vous le savez bien ; & j'espérais que vous essaieriez de profiter de ce temps de liberté : mais vous ne songez seulement pas à moi ; je suis bien malheureuse ! Vous me disiez tant que c'était moi qui aimais le moins ! je savais bien le contraire, & en voilà bien la preuve. Si vous étiez venu pour me voir, vous m'auriez vue en effet : car moi, je ne suis pas comme vous ; je ne songe qu'à ce qui peut nous réunir. Vous mériteriez que je ne vous dise rien de tout ce que j'ai fait pour ça, & qui m'a donné tant de peine : mais je vous aime trop, & j'ai tant d'envie de vous voir, que je ne peux pas m'empêcher de vous le dire. Et puis, je verrai bien après si vous m'aimez réellement !
J'ai si bien fait que le portier est dans nos intérêts, & qu'il m'a promis que toutes les fois que vous viendriez, il vous laisserait toujours entrer comme s'il ne vous voyait pas : & nous pouvons bien nous fier à lui, car c'est un bien honnête homme. Il ne s'agit donc plus que d'empêcher qu'on ne vous voie dans la maison ; & ça, c'est bien aisé, en n'y venant que le soir, & quand il n'y aura plus rien à craindre du tout.
Mon Dieu, pourquoi donc le cœur me bat-il si fort en vous écrivant ? Est-ce qu'il doit m'arriver quelque malheur, ou si c'est l'espérance de vous voir qui me trouble comme ça ? Ce que je sens bien, c'est que je ne vous ai jamais tant aimé, & que jamais je n'ai tant désiré de vous le dire. Venez donc, mon ami, mon cher ami ; que je puisse vous répéter cent fois que je vous aime, que je vous adore, que je n'aimerai jamais que vous.
J'ai trouvé moyen de faire dire à M. de Valmont que j'avais quelque chose à lui dire ; & lui, comme il est bien bon ami, il viendra sûrement demain, & je le prierai de vous remettre ma lettre tout de suite. Ainsi je vous attendrai demain au soir, & vous viendrez sans faute, si vous ne voulez pas que votre Cécile soit bien malheureuse.
Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse de tout mon cœur.
Paris, ce 14 décembre 17... au soir.
Lettre CLVII.
Le chevalier Danceny au vicomte de Valmont.
Ne doutez, mon cher vicomte, ni de mon cœur, ni de mes démarches : comment résisterais-je à un désir de ma Cécile ? Ah ! c'est bien elle, elle seule que j'aime, que j'aimerai toujours ! son ingénuité, sa tendresse, ont un charme pour moi dont j'ai pu avoir la faiblesse de me laisser distraire, mais que rien n'effacera jamais. Engagé dans une autre aventure, pour ainsi dire sans m'en être aperçu, souvent le souvenir de Cécile est venu me troubler jusques dans les plus doux plaisirs ; & peut-être mon cœur ne lui a-t-il jamais rendu d'hommage plus vrai, que dans le moment même où je lui étais infidèle. Cependant, mon ami, ménageons sa délicatesse, & cachons-lui mes torts ; non pour la surprendre, mais pour ne pas l'affliger. Le bonheur de Cécile est le vœu le plus ardent que je forme ; jamais je ne me pardonnerais une faute qui lui aurait coûté une larme.
J'ai mérité, je le sens, la plaisanterie que vous me faites, sur ce que vous appelez mes nouveaux principes ; mais vous pouvez m'en croire, ce n'est point par eux que je me conduis dans ce moment ; & dès demain je suis décidé à le prouver. J'irai m'accuser à celle même qui a causé mon égarement, & qui l'a partagé ; je lui dirai : « Lisez dans mon cœur ; il a pour vous l'amitié la plus tendre ; l'amitié unie au désir ressemble tant à l'amour !... Tous deux nous nous sommes trompés ; mais susceptible d'erreur, je ne suis point capable de mauvaise foi. » Je connais mon amie ; elle est honnête autant qu'indulgente ; elle fera plus que me pardonner, elle m'approuvera. Elle-même se reprochait souvent d'avoir trahi l'amitié ; souvent sa délicatesse effrayait son amour : plus sage que moi, elle fortifiera dans mon âme ces craintes utiles que je cherchais témérairement à étouffer dans la sienne. Je lui devrai d'être meilleur, comme à vous d'être plus heureux. O mes amis ! partagez ma reconnaissance. L'idée de vous devoir mon bonheur en augmente le prix.
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Les Liaisons Dangereuses - Version abrégée
General FictionCette œuvre littéraire majeure du XVIIIe siècle, qui narre le duo pervers de deux nobles manipulateurs, roués et libertins du siècle des Lumières, est considérée comme un chef-d'œuvre de la littérature française.