Le vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil.
Nous en sommes restés à mon retour au château : je reprends mon récit.
Je n'eus que le temps de faire une courte toilette, & je me rendis au salon, où ma belle faisait de la tapisserie, tandis que le curé du lieu lisait la gazette à ma vieille tante. J'allai m'asseoir auprès du métier. Des regards, plus doux encore que de coutume, & presque caressants, me firent bientôt deviner que le domestique avait déjà rendu compte de sa mission. En effet, mon aimable curieuse ne put garder plus longtemps le secret qu'elle m'avait dérobé, &, sans crainte d'interrompre un vénérable pasteur dont le débit ressemblait pourtant à celui d'un prône : « J'ai bien aussi ma nouvelle à débiter, » dit-elle ; & tout de suite elle raconta mon aventure, avec une exactitude qui faisait honneur à l'intelligence de son historien. Vous jugez comme je déployai toute ma modestie : mais qui pourrait arrêter une femme qui fait, sans s'en douter, l'éloge de ce qu'elle aime ! Je pris donc le parti de la laisser aller. On eût dit qu'elle prêchait le panégyrique d'un saint. À peine elle finissait de parler : « Venez, mon neveu, me dit madame de Rosemonde ; venez que je vous embrasse. » Je sentis aussitôt que la jolie prêcheuse ne pourrait se défendre d'être embrassée à son tour. Cependant elle voulut fuir ; mais elle fut bientôt dans mes bras, &, loin d'avoir la force de résister, à peine lui restait-il celle de se soutenir. Plus j'observe cette femme, & plus elle me paraît désirable. Elle s'empressa de retourner à son métier, & eut l'air, pour tout le monde, de recommencer sa tapisserie ; mais moi, je m'aperçus bien que sa main tremblante ne lui permettait pas de continuer son ouvrage.
Après le dîner, madame de Rosemonde nous laissa tête à tête, ma belle & moi, dans un salon mal éclairé ; obscurité douce, qui enhardit l'amour timide.
Je n'eus pas la peine de diriger la conversation où je voulais la conduire. La ferveur de l'aimable prêcheuse me servit mieux que n'aurait pu faire mon adresse. « Quand on est si digne de faire le bien, me dit-elle en arrêtant sur moi son doux regard, comment passe-t-on sa vie à mal faire ? — Je ne mérite, lui répondis-je, ni cet éloge, ni cette censure, et je ne conçois pas qu'avec autant d'esprit que vous en avez, vous ne m'ayez pas encore deviné. Dût ma confiance me nuire auprès de vous, vous en êtes trop digne pour qu'il me soit possible de vous la refuser. Vous trouverez la clef de ma conduite dans un caractère malheureusement trop facile. Entouré de gens sans mœurs, j'ai imité leurs vices ; j'ai peut-être mis de l'amour-propre à les surpasser. Séduit de même ici par l'exemple des vertus, sans espérer de vous atteindre, j'ai au moins essayé de vous suivre. Eh ! peut-être l'action dont vous me louez aujourd'hui perdrait-elle tout son prix à vos yeux, si vous en connaissiez le véritable motif ! (Vous voyez, ma belle amie, combien j'étais près de la vérité.) Ce n'est pas à moi, continuai-je, que ces malheureux ont dû mes secours. Où vous croyez voir une action louable, je ne cherchais qu'un moyen de plaire. Je n'étais, puisqu'il faut le dire, que le faible agent de la divinité que j'adore. Mais, incapable de tromper, quand j'ai sous les yeux l'exemple de la candeur, je n'aurai point à me reprocher avec vous une dissimulation coupable. Ne croyez pas que je vous outrage par une criminelle espérance. Je serai malheureux, je le sais ; mais mes souffrances me seront chères ; elles me prouveront l'excès de mon amour ; c'est à vos pieds que je déposerai mes peines. J'y puiserai des forces pour souffrir de nouveau ; j'y trouverai la bonté compatissante, & je me croirai consolé, parce que vous m'aurez plaint. Ô vous que j'adore ! écoutez-moi ; plaignez-moi, secourez-moi. » Cependant j'étais à ses genoux, & je serrais ses mains dans les miennes : mais elle, les dégageant tout à coup & les croisant sur ses yeux avec l'expression du désespoir : « Ah ! malheureuse ! » s'écria-t-elle ; puis elle fondit en larmes.
Tout à coup, nous entendîmes du bruit. On venait au salon. Madame de Tourvel, effrayée, se leva précipitamment, se saisit d'un des flambeaux, & sortit. Il fallut bien la laisser faire. Ce n'était qu'un domestique. Aussitôt que j'en fus assuré, je la suivis. À peine eus-je fait quelques pas, que, soit qu'elle me reconnût, soit un sentiment vague d'effroi, je l'entendis précipiter sa marche & se jeter plutôt qu'entrer dans son appartement, dont elle ferma la porte sur elle. J'y allai ; mais la clef était en dedans. Je me gardai bien de frapper ; c'eût été lui fournir l'occasion d'une résistance trop facile. J'eus l'heureuse & simple idée de tenter de voir à travers la serrure, & je vis, en effet, cette femme adorable à genoux, baignée de larmes, & priant avec ferveur.
Croyant en avoir assez fait pour un jour, je me retirai aussi dans mon appartement & me mis à vous écrire. J'espérais la revoir au souper : mais elle fit dire qu'elle s'était trouvée indisposée & s'était mise au lit. Madame de Rosemonde voulut monter chez elle ; mais la malicieuse malade prétexta un mal de tête qui ne lui permettait de voir personne. Vous jugez qu'après le souper la veillée fut courte, & que j'eus aussi mon mal de tête. Retiré chez moi, j'écrivis une longue lettre pour me plaindre de cette rigueur & je me couchai, avec le projet de la remettre ce matin. J'ai mal dormi, comme vous pouvez voir par la date de cette lettre. Je me suis levé, & j'ai relu mon épître. Je me suis aperçu que je ne m'y étais pas assez observé ; que j'y montrais plus d'ardeur que d'amour & plus d'humeur que de tristesse. Il faudra la refaire, mais il faudrait être plus calme.
J'aperçois le point du jour, & j'espère que la fraîcheur qui l'accompagne m'amènera le sommeil. Je vais me remettre au lit, &, quel que soit l'empire de cette femme, je vous promets de ne pas m'occuper tellement d'elle qu'il ne me reste le temps de songer beaucoup à vous. Adieu, ma belle amie.
De ..., ce 21 août 17..., à 4 heures du matin.
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Les Liaisons Dangereuses - Version abrégée
General FictionCette œuvre littéraire majeure du XVIIIe siècle, qui narre le duo pervers de deux nobles manipulateurs, roués et libertins du siècle des Lumières, est considérée comme un chef-d'œuvre de la littérature française.