La marquise de Merteuil au vicomte de Valmont.
Enfin vous serez tranquille, & surtout vous me rendrez justice. Écoutez, & ne me confondez plus avec les autres femmes. J'ai mis à fin mon aventure avec Prévan. A présent vous allez juger qui de lui ou de moi pourra se vanter. Le récit ne sera pas si plaisant que l'action : aussi ne serait-il pas juste que, tandis que vous n'avez fait que raisonner bien ou mal sur cette affaire, il vous en revînt autant de plaisir qu'à moi, qui y donnais mon temps & ma peine.
Que vous êtes heureux de m'avoir pour amie ! Je suis pour vous une fée bienfaisante. Vous languissez loin de la beauté qui vous engage ; je dis un mot, & vous vous retrouvez auprès d'elle. Vous voulez vous venger d'une femme qui vous nuit : je vous marque l'endroit où vous devez frapper, & la livre à votre discrétion. En vérité, si vous ne passez pas votre vie à me remercier, c'est que vous êtes un ingrat. Je reviens à mon aventure & la reprends d'origine.
Le rendez-vous, donné si haut, à la sortie de l'Opéra, fut entendu comme je l'avais espéré. Prévan s'y rendit ; & quand la Maréchale lui dit obligeamment qu'elle se félicitait de le voir deux fois de suite à ses jours, il eut soin de répondre que depuis mardi soir il avait défait mille arrangements, pour pouvoir disposer ainsi de cette soirée.
Au moment du souper, on parla d'une pièce nouvelle qu'on devait donner le lundi suivant au Français. Je témoignai quelques regrets de n'avoir pas ma loge ; Prévan m'offrit la sienne, & j'acceptai.
Le lundi suivant, je fus au Français comme nous en étions convenus. Pour prolonger cette soirée, qui réellement me plaisait beaucoup, j'offris à la maréchale de venir souper chez moi : ce qui me fournit le prétexte de le proposer à l'aimable cajoleur.
Étranger dans ma société, qui ce soir-là était peu nombreuse, il me devait les soins d'usage ; aussi, quand on alla souper, m'offrit-il la main. J'eus la malice, en l'acceptant, de mettre dans la mienne un léger frémissement, & d'avoir, pendant ma marche, les yeux baissés & la respiration haute. J'avais l'air de pressentir ma défaite, & de redouter mon vainqueur. Il le remarqua à merveille ; aussi le traître changea-t-il sur le champ de ton & de maintien. Il était galant, il devint tendre.
De mon côté, je devins rêveuse, à tel point qu'on fut forcé de s'en apercevoir ; & quand on m'en fit le reproche, j'eus l'adresse de m'en défendre maladroitement, & de jeter sur Prévan un coup d'œil prompt, mais timide & déconcerté, & propre à lui faire croire que toute ma crainte était qu'il ne devinât la cause de mon trouble.
Quand la maréchale annonça qu'elle allait se retirer, je m'écriai d'une voix molle & tendre : Ah ! Dieu ! j'étais si bien là ! Je me levai pourtant : mais avant de me séparer d'elle, je lui demandai ses projets, pour avoir un prétexte de dire les miens. Là-dessus tout le monde se sépara.
Prévan me demanda de venir le lendemain matin, & j'y consentis ; mais, soigneuse de me défendre, j'ordonnai à ma femme de chambre de rester tout le temps de cette visite dans ma chambre à coucher, d'où vous savez qu'on voit tout ce qui se passe dans mon cabinet de toilette, & ce fut là que je le reçus. Libres dans notre conversation, & ayant tous deux le même désir.
Je lui fis à mon gré le tableau de ma vie intérieure, je lui persuadai aisément que nous ne trouverions jamais un moment de liberté ; & qu'il fallait regarder comme une espèce de miracle celui dont nous jouissions puisqu'à tout moment on pouvait entrer dans mon salon. Je ne manquai pas d'ajouter que tous ces usages s'étaient établis, parce que jusqu'à ce jour ils ne m'avaient jamais contrariée ; & j'insistai en même temps sur l'impossibilité de les changer, sans me compromettre aux yeux de mes gens.
Ce coup de théâtre passé, nous revînmes aux arrangements. Au défaut du jour, nous nous occupâmes de la nuit : mais mon suisse devenait un obstacle insurmontable, & je ne permettais pas qu'on essayât de le gagner. Je convins, avec candeur, que j'avais bien un escalier dérobé qui conduisait très près de mon boudoir ; que je pouvais y laisser la clef, & qu'il lui serait possible de s'y enfermer, & d'attendre, sans beaucoup de risques, que mes femmes fussent retirées ; & puis, pour donner plus de vraisemblance à mon consentement, le moment d'après je ne voulais plus, je ne revenais à consentir qu'à condition d'une soumission parfaite, d'une sagesse... Enfin je voulais bien lui prouver mon amour, mais non pas satisfaire le sien.
Le jour fatal arrivé, ce jour où je devais perdre ma vertu & ma réputation, je donnai mes instructions à ma fidèle Victoire, & elle les exécuta comme vous allez voir.
Cependant le soir vint. J'avais déjà beaucoup de monde chez moi, quand on y annonça Prévan. Je le reçus avec une politesse marquée, qui constatait mon peu de liaison avec lui ; & je le mis à la partie de la Maréchale, comme étant celle par qui j'avais fait cette connaissance. À minuit, les parties étant finies, je proposai une courte macédoine. J'avais le double projet de faciliter l'évasion de Prévan, & en même temps de la faire remarquer ; ce qui ne pouvait pas manquer d'arriver, vu sa réputation de joueur. J'étais bien aise aussi qu'on pût se rappeler, au besoin, que je n'avais pas été pressée de rester seule.
Le jeu dura plus que je n'avais pensé. Il finit pourtant & chacun s'en alla. Pour moi, je sonnai mes femmes, je me déshabillai fort vite, & les renvoyai de même.
Me voyez-vous, vicomte, dans ma toilette légère, marcher d'un pas timide & circonspect, & d'une main mal assurée ouvrir la porte à mon vainqueur ? Il m'aperçut, l'éclair n'est pas plus prompt. Que vous dirai-je ? je fus vaincue, tout à fait vaincue, avant d'avoir pu dire un mot pour l'arrêter ou me défendre. Il voulut ensuite prendre une situation plus commode & plus convenable aux circonstances. « Écoutez-moi, lui dis-je ; vous aurez jusqu'ici un assez agréable récit à faire aux deux comtesses de P***, & à mille autres : mais je suis curieuse de savoir comment vous raconterez la fin de l'aventure. » En parlant ainsi, je sonnais de toutes mes forces. Pour le coup, j'eus mon tour, & mon action fut plus vive que sa parole. Il n'avait encore que balbutié, quand j'entendis Victoire accourir, & appeler les gens qu'elle avait gardés chez elle, comme je le lui avais ordonné. Là, prenant mon ton de reine, & élevant la voix : « Sortez, Monsieur, continuai-je, & ne reparaissez jamais devant moi. » Là-dessus, la foule de mes gens entra.
Tous accompagnèrent le malencontreux chevalier, avec bruit & scandale, comme je le souhaitais. La seule Victoire resta, & nous nous occupâmes pendant ce temps à réparer le désordre de mon lit.
Mes gens remontèrent toujours en tumulte ; & moi, encore tout émue, je leur demandai par quel bonheur ils s'étaient encore trouvés levés ; & Victoire me raconta qu'elle avait donné à souper à deux de ses amies, qu'on avait veillé chez elle, & enfin tout ce dont nous étions convenues ensemble. Je les remerciai tous, & les fis retirer, en ordonnant pourtant à l'un d'eux d'aller sur-le-champ chercher mon médecin.
Il vint en effet, me plaignit beaucoup, & ne m'ordonna que du repos. Moi, j'ordonnai de plus à Victoire d'aller le matin de bonne heure bavarder dans le voisinage.
Tout a si bien réussi, qu'avant midi, & aussitôt qu'il a été jour chez moi, ma dévote voisine était déjà au chevet de mon lit, pour savoir la vérité & les détails de cette horrible aventure. J'ai été obligée de me désoler avec elle, pendant une heure, sur la corruption du siècle. Enfin, avant cinq heures, j'ai vu arriver, à mon grand étonnement, le maréchal. Il venait, m'a-t-il dit, me faire des excuses de ce qu'un officier de son corps avait pu me manquer à ce point. Il ne l'avait appris qu'à dîner chez la Maréchale, & avait sur-le-champ, envoyé ordre à Prévan de se rendre en prison. J'ai demandé grâce, & il me l'a refusée. Alors j'ai pensé que, comme complice, il fallait m'exécuter de mon côté, & garder au moins de rigides arrêts. J'ai fait fermer ma porte, & dire que j'étais incommodée.
J'oubliais de vous dire que Belleroche est outré, & veut absolument se battre avec Prévan. Le pauvre garçon ! heureusement j'aurai le temps de calmer sa tête. En attendant, je vais reposer la mienne, qui est fatiguée d'écrire. Adieu, vicomte.
De..., ce 25 septembre 17... au soir.
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Les Liaisons Dangereuses - Version abrégée
General FictionCette œuvre littéraire majeure du XVIIIe siècle, qui narre le duo pervers de deux nobles manipulateurs, roués et libertins du siècle des Lumières, est considérée comme un chef-d'œuvre de la littérature française.