Lettre LXXVI / Valmont à Merteuil

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 Le vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil.

Ou votre lettre est un persiflage, que je n'ai pas compris, ou vous étiez, en me l'écrivant, dans un délire très dangereux. Si je vous connaissais moins, ma belle amie, je serais vraiment très effrayé ; & quoi que vous en puissiez dire, je ne m'effraierais pas trop facilement.

J'ai beau vous lire & vous relire, je n'en suis pas plus avancé : car, de prendre votre lettre dans le sens naturel qu'elle présente, il n'y a pas moyen. Qu'avez-vous donc voulu dire ?

Est-ce seulement qu'il était inutile de se donner tant de soin contre un ennemi si peu redoutable ? mais, dans ce cas, vous pourriez avoir tort. Prévan est réellement aimable ; il l'est plus que vous ne le croyez ; et il a le talent très utile d'appeler souvent les femmes elles-mêmes en témoignage de leur défaite.

A présent que vous êtes avertie du danger, je ne doute pas que vous ne vous en sauviez facilement : mais pourtant fallait-il vous avertir. Je reviens donc à mon texte, qu'avez-vous voulu dire ?

Si ce n'est qu'un persiflage sur Prévan, outre qu'il est bien long, ce n'était pas vis-à-vis de moi qu'il était utile ; c'est dans le monde qu'il faut lui donner quelque bon ridicule, & je vous renouvelle ma prière à ce sujet.

Ah ! je crois tenir le mot de l'énigme : votre lettre est une prophétie, non de ce que vous ferez, mais de ce qu'il vous croira prête à faire au moment de la chute que vous lui préparez. J'approuve assez ce projet ; il exige pourtant de grands ménagements. Vous savez comme moi que, pour l'effet public, avoir un homme ou recevoir ses soins, est absolument la même chose, à moins que cet homme ne soit un sot : & Prévan ne l'est pas, à beaucoup près. S'il peut gagner seulement une apparence, il se vantera, & tout sera dit. Les sots y croiront, les méchants auront l'air d'y croire : quelles seront vos ressources ? Tenez, j'ai peur. Ce n'est pas que je doute de votre adresse : mais ce sont les bons nageurs qui se noient.

Je ne me crois pas plus bête qu'un autre : des moyens de déshonorer une femme, j'en ai trouvé cent, j'en ai trouvé mille : mais quand je me suis occupé de chercher comment elle pourrait s'en sauver, je n'en ai jamais vu la possibilité. Vous-même, ma belle amie, dont la conduite est un chef-d'œuvre, cent fois j'ai cru vous voir plus de bonheur que de bien joué.

Mais après tout, je cherche peut-être une raison à ce qui n'en a point. J'admire comment, depuis une heure, je traite sérieusement ce qui n'est, à coup sûr, qu'une plaisanterie de votre part. Vous allez vous moquer de moi ! Eh bien ! soit ; mais dépêchez-vous, et parlons d'autre chose.

J'ai ici, comme vous l'avez fort bien remarqué, de quoi m'exercer dans les deux genres, mais non pas avec la même facilité. Je prévois que la vengeance ira plus vite que l'amour. La petite Volanges est rendue, j'en réponds ; elle ne dépend plus que de l'occasion, & je me charge de la faire naître. Mais il n'en est pas de même de madame de Tourvel : cette femme est désolante ; j'ai cent preuves de son amour, mais j'en ai mille de sa résistance ; &, en vérité, je crains qu'elle ne m'échappe.

Le premier effet qu'avait produit mon retour, me faisait espérer davantage. Vous devinez que je voulais en juger par moi-même ; je ne m'étais fait précéder par personne, & j'avais calculé ma route pour arriver pendant qu'on serait à table.

Ayant fait assez de bruit en entrant pour fixer les regards sur moi, je pus voir du même coup d'œil la joie de ma vieille tante, le dépit de madame de Volanges, & le plaisir décontenancé de sa fille. Ma belle, par la place qu'elle occupait, tournait le dos à la porte. Occupée dans ce moment à couper quelque chose, elle ne tourna seulement pas la tête : mais j'adressai la parole à madame de Rosemonde ; & au premier mot, la sensible dévote ayant reconnu ma voix, il lui échappa un cri, dans lequel je crus reconnaître plus d'amour que de surprise & d'effroi. Je me mis à table à côté d'elle ; elle ne savait exactement rien de ce qu'elle faisait ni de ce qu'elle disait. Elle essaya de continuer de manger ; il n'y eut pas moyen ; elle se sauva dans le parc, sous le prétexte d'avoir besoin de prendre l'air.

Aussitôt après le café, je revins au salon, j'y trouvai ma belle établie sur une chaise longue, dans un abandon délicieux.

Ce spectacle, en éveillant mes désirs, anima mes regards ; je sentis qu'ils devaient être tendres & pressants, & je me plaçai de manière à pouvoir en faire usage. Leur premier effet fut de faire baisser les grands yeux modestes de la céleste prude. Alors s'établit entre nous cette convention tacite, premier traité de l'amour timide, qui, pour satisfaire le besoin mutuel de se voir, permet aux regards de se succéder en attendant qu'ils se confondent.

Peu à peu nos yeux accoutumés à se rencontrer, se fixèrent plus longtemps ; enfin ils ne se quittèrent plus : j'aperçus dans les siens cette douce langueur, signal heureux de l'amour & du désir ; mais ce ne fut qu'un moment ; & bientôt revenue à elle-même, elle changea, non sans quelque honte, son maintien & son regard.

Ne voulant pas qu'elle pût douter que j'eusse remarqué ses divers mouvements, je me levai avec vivacité, en lui demandant, avec l'air de l'effroi, si elle se trouvait mal. Aussitôt tout le monde vint l'entourer. Je les laissai tous passer devant moi ; & comme la petite Volanges, qui travaillait à la tapisserie auprès d'une fenêtre, eut besoin de quelque temps pour quitter son métier, je saisis ce moment pour lui remettre la lettre de Danceny.

Le reste de la journée n'eut rien d'intéressant. Ce qui s'est passé depuis amènera peut-être des événements dont vous serez contente, au moins pour ce qui regarde votre pupille.

Encore une fois, adieu. Je vous aime toujours beaucoup ; mais je vous en prie, si vous me reparlez de Prévan, faites en sorte que je vous entende.

Du château de... 17 septembre 17...

Les Liaisons Dangereuses - Version abrégéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant