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Le temps ne voulait plus rien dire pour Séra. Sans gravité et sans lumière, elle avait l'impression de dériver dans la nuit depuis une minute, à moins que ce ne soit depuis une décennie toute entière. Elle se demandait si elle était morte. Et s'il était possible de se poser ce genre de questions, quand on était effectivement décédé.

Mais une odeur de désinfectant la tira de ses considérations métaphysiques, et avec elle arriva la sensation tristement familière d'être prisonnière de son corps. Elle pouvait tout de même sentir un contact froid sur son visage, ses poignets et ses chevilles : son cerveau devait être encore dans sa boîte crânienne alors, et non pas flotter tout seul dans un liquide quelconque. Ce qui était un bon point. À l'intérieur de sa tête, elle observa un moment sa conscience comme s'il s'agissait d'une entité extérieure ondulant à la limite de la réalité. Elle ressemblait à une petite anguille nageant juste sous la surface de l'eau.

Coma artificiel.

Voilà la solution que Song avait trouvée pour la maintenir sous son contrôle. Elle se souvenait d'avoir entendu sa voix qui l'avait mise dans une rage folle, entre deux épisodes de brume. Maintenant en revanche, la rage était partie et elle se sentait sans défense. C'était pire. Même en exerçant toute sa volonté, il lui était impossible de bouger le moindre de ses muscles. Seule la machine contrôlant son rythme cardiaque s'affola en bipant sourdement au loin, tandis que son corps restait désespérément immobile.

Et puis à nouveau, ce fut le calme et l'engourdissement. Elle avait attiré l'attention, et quelqu'un venait sans doute d'ajuster le cocktail de tranquillisants qui se déversait sans discontinuer dans ses veines par un cathéter.

Derrière le noir de ses paupières, des images commencèrent à se former en un mélange de souvenirs et de rêve. La cuisine de son enfance, petite mais colorée, accueillante. Sa mère, accoudée sur l'îlot pour commenter en espagnol les exploits culinaires de son père, vêtu d'un tablier. Des éclats de rire. L'air qui sentait à la fois le bœuf bourguignon et le gâteau au yaourt brûlé, et de longues barres de soleil dorées rayant le sol carrelé de rouge.

De son père elle avait hérité ses yeux noisette expressifs, mais c'était de sa mère que lui venait sa crinière indisciplinée. C'était elle aussi qui l'appelait toujours, malgré les années qui passaient, mi pequeña leona. Ma petite lionne.

La voix maternelle se mit à chuchoter en boucle ce surnom, tantôt avec tendresse, tantôt avec inquiétude, et même avec colère. Les mots résonnèrent et se superposèrent en une cacophonie angoissante qui ne cessa d'enfler, jusqu'à rétrécir brusquement en un souffle :

Ça va aller, mi pequeña leona.

Il s'agissait des derniers mots que Séra avait entendus de sa bouche. Après, il y avait eu le feu. Après, il y avait eu la douleur. Ses parents avaient dû être dévastés de ne pas la voir revenir, surtout après une promesse comme celle-ci. La jeune femme aurait tellement voulu pouvoir leur dire que ça allait, même si ce n'était qu'un mensonge... Mais le danger était trop grand encore.

À ce constat, la conscience-anguille de Séra plongea plus loin dans les profondeurs froides, les abysses obscurs de son cerveau. Elle la suivit et la plongée se mua en dégringolade. Elle semblait ne jamais vouloir cesser quand soudain, comme un rideau sous la brise, le noir qui s'étendait dans toutes les directions s'agita. S'étira en long filins brillants, se métamorphosant en cheveux qui n'étaient cette fois pas les siens ni ceux de sa mère, et qui tombaient devant deux yeux en amandes.

L'anguille s'enroula sur elle-même un instant puis se remit à onduler, naviguant derrière les iris si foncés qu'ils paraissaient noirs eux aussi. À qui appartenaient ces yeux, déjà ?

Nano.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant