48.

19 5 5
                                    

Quelqu'un approchait. Naviguait telle une apparition clignotante, le long des imposantes colonnes carrées qui hachaient la carcasse de l'ancien hangar industriel.

Irène jeta un dernier regard à l'écran de son téléphone, où étaient retransmises les images mouvantes et silencieuses des caméras du hall, un étage plus bas. Le glissa dans la poche arrière du jean droit ajusté sur ses hanches. Et inspira à fond. Les vapeurs familières d'essence de térébenthine mêlées à l'air avaient un effet réconfortant sur elle. Lui rappelaient que c'était son territoire, ici.

Se sentant soudain un peu gauche, debout comme ça au milieu de la grande pièce qui lui servait à la fois de salon, de bureau et d'atelier, elle contourna l'une des poutres IPN chargée de supporter le plafond de briques, quatre mètres plus haut. Slaloma entre deux dessertes à peinture tachées, et pris place sur le rebord de la verrière, taillée à la serpe dans un pan de mur rouge foncé défraîchi.

Bah oui Rénie, fais donc comme si tu matais à la fenêtre, ça fait vachement moins louche. Et puis, c'est pas comme si la plupart des carreaux étaient sablés...

Agacée par son propre manque d'imagination, la jeune femme remua la tête. Le mouvement lui semblait encore étrange, trop léger, après les quelques semaines de liberté accordées à ses cheveux frisés. Mais entretenir une telle masse demandait des efforts et du temps, qu'elle préférait passer à autre chose : elle avait donc tressé sommairement son afro contre son crâne, dans l'attente d'une coiffure plus sophistiquée et moins chronophage au quotidien.

D'un coup d'œil circulaire, elle scanna l'espace meublé en camaïeu d'ocres et de bruns, parsemé çà et là de vibrantes flaques arc-en-ciel. Dès son emménagement, elle avait pris soin d'apposer du film de diffraction sur quelques unes des rares vitres claires, à l'écart du coin qu'elle réservait à la pratique de son art. À la lumière des projections iridescentes, plusieurs de ses œuvres terminées, toutes de grands tableaux sombres figurant de tortueuses créatures chimériques, se paraient de couleurs.

Sous ces fenêtres de l'âme, le coin séjour comprenait un canapé chesterfield, une table basse faite d'un rectangle de béton coffré monté sur de solides roues métalliques, et des étagères. Disséminées partout. Fixées aux murs ou posées au sol selon leurs formes, nombre d'entre-elles supportaient ses collections farfelues. Parmi ses préférées se trouvaient des outils anciens à l'apparence frisant le matériel de torture, ainsi que de petites imitations de sculptures antiques, réduites à l'état de squelettes noircis et exposées sous cloche.

Toute cette lugubre féerie la ravissait, mais ne l'aidait pas vraiment à régler sa préoccupation immédiate. Trouver dans quelle posture accueillir sa visiteuse imminente.

Attitude pensive à la fenêtre : rejetée.
Pose détendue sur le canapé : rejetée.
Simulacre de travail derrière le bureau : rejeté.

Saisie d'un sentiment d'urgence, elle s'arrêta tout de même sur le bureau. Une carcasse de ferraille de récupération rehaussée de bois, qui n'aurait eu l'air de rien à l'extérieur, mais qui prenait tout son sens dans le loft duplex niché au cœur du vieux bâtiment en cours de réhabilitation. En quelques enjambées elle était devant et s'appuyait dessus du bout des fesses, croisant les bras à l'instant même où résonnaient des coups sur la lourde porte d'entrée bleu marine.

— C'est ouvert !

Inquiète de paraître trop avenante, avec son sourire facile, elle avait abaissé le timbre naturel de sa voix tout en se composant un visage sérieux. Après tout c'était elle qui proposait son atelier comme point de rencontre avec la détective. Elle aussi qui s'était portée volontaire pour l'accueillir et la jauger, à la place de sa cousine.

Nano.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant