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   Vers 07:00, les légers rayons de soleil qui filtrent à travers les rideaux me tirent de mon sommeil. J'ouvre doucement les yeux, encore prisonnière de ma torpeur. Jusqu'alors dos à Charlène, je me retourne, restant néanmoins sous la couette. Elle est assise au bord du lit, voûtée. Je fais face à son dos nu.
   Un dos, ça parle... Et puis, je la connais maintenant un minimum : je sais qu'elle a tendance à vite se torturer l'esprit dès que quelque chose la préoccupe. Je ne suis pas encore assez réveillée pour lui demander ce qui ne va pas. Je préfère attendre quelques minutes, reprendre mes esprits, et ensuite seulement, communiquer. Je ferme brièvement les yeux, prenant un peu de temps pour moi, me sentant bien, puis je me redresse doucement, m'appuyant sur mon coude. Je reste allongée, en diagonale dans le lit, la tête maintenant sur son oreiller.

MOI. – Salut...
CHARLÈNE, bas. – Bonjour...

   Je vois sa peau se tendre. Elle se crispe.

MOI. – Charlène ?...
CHARLÈNE, ailleurs. –... Hmm ?...
MOI. – Je te sens tendue... Qu'est-ce qu'il y a ?
CHARLÈNE. – Rien...
MOI. –... Bon, je ne te forcerai pas à me parler, mais enfin... Je crois qu'on est assez intimes pour que tu me fasses confiance, là, non ? Je suis à moitié à poil dans ton lit, donc...

   Elle se tourne et me lance un regard triste.

CHARLÈNE. – T'es belle...
MOI. – C'est pas la question.
CHARLÈNE. – C'est précisément la question. Je suis absolument fascinée par toi... Quand je dis que tu es belle, je ne parle pas que de ton corps. Je parle de toi, en tant qu'être. Et la fascination, c'est dangereux...
MOI. – Si ça peut te rassurer, à la seconde où j'ai posé les yeux sur toi, j'ai été fascinée aussi. Je n'ai jamais cessé de l'être depuis, malgré toute la distance que je me suis efforcée de mettre entre nous...
CHARLÈNE. – Léa, tu ne comprends pas... J'ai peur. Je suis terrifiée à l'idée de t'aimer si fort.
MOI. – J'ai peur de t'aimer aussi, Charlène...
CHARLÈNE. – Mets-toi à ma place trente secondes. Tu me plais. Tu n'imagines pas à quel point. Je ne me suis jamais sentie si bien qu'en ta présence... Etre dans tes bras suffit à instantanément soigner mes peines... Tu m'apportes tellement de choses... Mais quand on y pense, je ne te connais même pas. On est en couple mais je ne sais rien de toi...
MOI. – Qu'est-ce que tu veux savoir ?
CHARLÈNE. – Ce qui te fait m'aimer, la raison de ce qui nous lie, de ce je ressens, de ce remous incessant dans mes entrailles...

   Nous nous taisons mutuellement. Le silence est lourd. Je finis par le rompre.

MOI. – On nous a trop détruites. Toi comme moi, on a vécu de sacrées saloperies...
CHARLÈNE, se fermant. – Ne parle pas de ce que tu ne connais pas.

   Je me rends mieux compte, maintenant, de l'ambivalence de notre relation. Elle semble me faire une confiance aveugle sur beaucoup de choses, et surtout sur le plan physique – je peux la toucher sans qu'elle ne me craigne, alors que je suis persuadée qu'elle a vécu, à un moment dans sa vie, des violences physiques –, mais arrivée à un certain point, à savoir l'évocation du passé, des mauvaises expériences et des traumatismes, elle bloque. Elle fait machine arrière. Je deviens une étrangère.

MOI, neutre. – Charlène, je te connais assez pour comprendre : je ne sais pas ce qu'on t'a fait, mais je sais que tu as souffert. Qu'à cause de ça, tu souffres encore... Et tu t'empêches d'aimer, quand une autre part de toi ne demande que ça. Je le sais parce que je suis pareille. Je pense que c'est aussi précisément pour ça qu'on s'aime si fort... Nos traumas respectifs nous unissent parce qu'on les comprend sans les connaître, sans les verbaliser.

   Elle se penche encore plus et plonge son visage dans ses mains tout en fondant en larmes.

CHARLÈNE, entre deux sanglots. – J'ai besoin de toi, Léa, si tu savais...
MOI, touchant son dos du bout des doigts. – Je sais. J'ai besoin de toi aussi.

   Toujours crispée, elle frissonne. Je me redresse et m'assois à côté d'elle au bord du lit. Je dépose un timide baiser sur son épaule, m'apercevant ainsi qu'elle a la chair de poule. Je l'attire alors dans mes bras pour la réchauffer de ma peau contre la sienne. Elle se blottit contre moi et enfouit son visage dans ma nuque. Je la caresse doucement, voulant la reconforter. Elle se calme peu à peu...

CHARLÈNE. – Léa, j'ai besoin d'une réponse...
MOI. – Dis-moi.
CHARLÈNE. – S'il... s'il m'arrive quelque chose, un jour... Est-ce que tu seras là ? Est-ce que tu seras capable de me supporter ?...
MOI. – Charlène... Bien sûr que je serai là.
CHARLÈNE. – Attends. Attends avant de répondre... Ce que tu ignores sur moi, c'est que le jour où ça arrivera, tu vas te retrouver en face de quelqu'un d'immonde... Je ne sais pas gérer mes émotions, alors dans les situations difficiles, je deviens mauvaise. Je deviens une vraie garce. Je... je m'enferme dans une carapace, et quiconque essaie de la rompre se fait envoyer chier... Je me braque à un point que tu ne peux pas imaginer, et je deviens méchante. Je... je te dis ça parce que je n'ai pas envie de te faire du mal, mais je sais pertinemment que je ne pourrai pas m'en empêcher. J'ai perdu... tellement de gens comme ça... Et je ne veux pas te perdre toi. Je ne peux pas. Je... t'aime trop pour te perdre...

   Je suis secouée. Je m'efforce de le cacher : elle est déjà tellement bouleversée par ce qu'elle vient de me dire.

MOI. – Charlène... Déjà, je te remercie pour ton honnêteté. Ensuite, je veux que tu sois assurée que de mon côté, te perdre n'est pas non plus une option. Si un jour il t'arrive quelque chose, je serai là. Si ça implique que je te laisse de l'espace et que je me blinde, soit. Je sais que si tu m'aimes assez, tu feras des efforts, et tu arriveras à me faire confiance. Tu arriveras à communiquer. Comme tu le fais maintenant. Et je te promets que je serai là. Que je serai ta safe place et que je t'aiderai. Je m'y engage, tout comme je me suis engagée dans cette relation avec toi...

   Un sanglot lui soulève la poitrine tandis qu'elle m'étreint. Je la serre.

CHARLÈNE, la voix brisée par les larmes. – Merci.

I Never Thought - Coup d'un soir pour la vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant