Chapitre 23 : Cindha

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C'est fatiguant, de marcher. Je ne sens plus mes jambes. Je sens mon cœur battre à mille à l'heure pour garder la cadence. Je regarde droit devant moi pour ne pas me laisser distraire dans mon objectif. Je crois que je n'ai jamais fait autant de sport dans toutes mes années d'enfance réunies. J'ai l'impression que je pourrais m'écrouler à tout moment, que le vent lui-même arriverait à me mettre à terre. Pourtant, je suis toujours debout, à marcher, un pied devant l'autre, comme le premier jour où mes pieds ont frôlé la terre de cette forêt. Le temps passe très lentement. Les minutes me semblent être devenues des heures. Cependant, on se rapproche du point indiqué par la carte, d'après Gabriel, en tout-cas. Ce dernier marche à côté de moi, et semble très fatigué, ainsi qu'à deux doigts de s'écrouler sur place. Pourtant, il continue sa marche, et ne semble pas se laisser distraire par la fatigue. Olgo est de l'autre côté de moi. Sa queue traîne au sol, et sa langue paraît très sèche. J'entends sa respiration rauque interrompre le silence de temps en temps, toujours à la même intervalle. Il fait chaud. Je perçois les rayons du soleil à travers les arbres. Il y a aussi un faible vent, rendant l'atmosphère plus respirable, et la marche plus agréable. De temps à autre, le loup s'amuse à attraper les feuilles que le vent sème sur son passage. Mais au fur et à mesure que l'on avance, son entrain et sa détermination faiblissent. Jusqu'à s'éteindre complètement. Je lui souris. Il grogne en retour d'une petite voix rauque :
-Mes pattes ne sont plus habituées à faire d'aussi longs voyages. Je ne sens plus mes coussinets.
- C'est vrai que c'est long. Dis-moi, où habitais-tu avant que tu ne viennes me voir ?
- Un peu partout, et nulle part à la fois. Je me cachais comme je pouvais. Au creux d'un arbre, derrière un buisson, …, je changeais très régulièrement de repère.
- Oh, je suis désolée. Et comment t'es tu retrouvé comme seul représentant de ton espèce ?
- J'ai le sentiment qu'il reste encore une poignée de loups à travers le monde, mais ce qui est sûr, c'est que je suis le seul loup de cette forêt. Il y a quelque temps, nous étions encore un petit clan d'environ une vingtaine de loups. Beaucoup sont morts de faim, et de maladies, qui se sont beaucoup développées avec la perte de la végétation, ainsi que la détérioration des conditions de vie. Mon ancienne compagne est morte de faim alors qu'elle portait notre deuxième portée. Notre première portée  n'a pas survécu au manque de nourriture. Mes parents sont morts d'une maladie incurable, comme la moitié du clan.J'ai été le seul à survivre au massacre. Je les ai tous vu mourir, impuissant. Une culpabilité immense m'envahit quand je repense à ce qu'il s'est passé. Je ne me sens pas légitime à vivre, alors que mes semblables sont morts dans la souffrance.

Je sens les larmes montées le long de mes yeux. Je connaissais son histoire, mais pas ses détails, ni précisément comment ses semblables étaient morts. Je sens mon estomac se serrer de rage, et d'indignation. C'est injuste. Ils n'auraient pas dû mourir. Mes joues se mouillent malgré ma volonté de garder mes larmes à l'intérieur de moi, je les sens faire la course le long de ma peau.

-Tu…tu n'aurais pas dû vivre tout ça. Tu ne le mérites pas. En fait, personne ne mérite de mourir comme ils sont morts, et de vivre les souffrances que tu as enduré.
-C'est bon, vous avez fini votre conversation secrète ? Je me sens un peu seul à vous entendre grogner, et vous regarder dans les yeux.
- Désolée…, il me racontait plus en détails son histoire qui est…effroyable, et triste.
- Je comprends mieux d'où viennent tes larmes.
- Tu n'as pas idée de ce qu'il a enduré.
- Ça c'est sûr.
- Faisons une pause, s'il te plaît. Je n'arrive plus à marcher.
- Tu es sûre que ça va ?

Je sens ma tête tourner, et mes dernières forces me quitter. Je m'écroule par terre, puis m'assoit tant bien que mal. Je ferme mes yeux, et respire lentement. J'ai comme une sensation de poids écrasant mes poumons, m'empêchant de respirer correctement. J'ai une sensation de lourdeur dans tout le corps, et l'impression que l'on absorbe mon énergie. Je me concentre sur mon esprit et mes pensées, pour en partie oublier la douleur physique qui prend mes membres. Et malgré moi, mes pensées dérivent vers mes parents adoptifs. Je pense à eux, à tout ce que j'ai laissé derrière moi en me lançant dans cette folle aventure. Je pense au fait que la fin est proche, beaucoup plus près que je ne voudrais l'avouer. Je pense à la douleur qu'ils doivent ressentir de ne pas me voir revenir. Je pense au possible enterrement qu'ils sont en train d'organiser, me croyant morte dans la nature. Je pense à Olgo, et à tout ce qu'il a enduré, en ressentant de l'admiration, et de l'envier de le voir ainsi à côté de moi, toujours debout, la posture imposante et le regard vif. J'aimerais tellement avoir sa force. Pouvoir me relever comme il a fait. Pouvoir avancer malgré la douleur et la tristesse. Mais je n'y arrive pas. Je me sens faible.

-J'ai mal… Je n'en…peux plus. J'ai l'impression que l'on me poignarde dans le dos, que…que l'on me compresse les poumons et…que l'on puise mon énergie. J'en ai marre de courir, de vivre avec l'espoir de savoir je ne sais quoi, et de mourir à petits feux.
- Cindha, calme toi. Tout va bien, ok ? Prends cinq minutes de pause, bois, manges, et tu verras ça ira déjà mieux.
- Non non non. Je ne veux pas. Laisse moi partir.
- Cindha, tu es en train de délirer là. Allonge-toi, et souffle calmement.
- C'était un piège, Gabriel, ils voulaient ma peau, et ils sont en train de l'avoir. Ils gagnent, et moi je meurs.
- Ça ne va pas de dire des choses pareils ! Ne raconte pas n'importe quoi !
- Mais écoute moi, bon sang ! Je suis la nature. Elle va mal. Donc je vais mal. Elle va mourir. Donc je vais mourir. Tu comprends que ça signifie ?
- Non, qu…quoi ?
- Que quand la nature ne sera plus là, je ne serai plus, moi aussi, qu'un douloureux souvenir.
- S'il n'y a plus de nature, l'espèce humaine, comme tout autre espèce, est vouée à s'éteindre. C'est la loi fondamentale du monde même.
- Tu ne comprends pas. Je souffre autant qu'elle souffre. Ce qu'elle vit, je le vis. Quand un homme lui arrache une partie de son être, une fleur, rase les racines d'un arbre, …, je le ressens. Quand je souffre, quand j'ai mal, elle le ressent aussi fort que si ces émotions lui appartenaient.
- Ça paraît logique puisque tu es la nature.
- Oui, sans doute. Mais bref, là n'est pas vraiment le sujet.
- Alors c'est quoi ?
- Je ne peux pas continuer. Je suis trop faible. Elle puise dans mon énergie pour survivre, m'enlevant mes dernières forces.
- La nature ?
- Oui.
- Et si tu l'aidais ?
- Comment ça ?
- En chantant.
- Je ne comprends pas. Tu es vraiment agaçant quand tu parles à demi-mots !
- C'est bon, c'est bon. Je veux dire par là que tu devrais lui chanter une chanson.
- Tu penses que ce serait la solution à mon problème ?
- La solution, je ne pense pas, mais c'est une résolution possible. Je ne pense pas que tu puisses guérir totalement, mais tu peux peut-être de cette manière là récupérer de l'énergie, suffisamment en tout cas pour arriver jusqu'au point indiqué par la carte.
- Je suppose que ça ne coûte rien d'essayer.
- Exactement. Mais essaie de chanter une mélodie différente, le but n'étant pas de communiquer avec elle, mais de partager une énergie commune avec elle.
- Ok, je vais essayer. Je ne sais même pas si c'est possible.
- D'un point de vue purement technique, normalement oui, mais bon, ton pouvoir est tellement imprévisible que l'on peut s'attendre à tout.

Je m'éloigne de Gabriel, et d'Olgo. Je me plonge dans ma bulle. Comme à chaque fois, une douce mélodie enfle en moi, semblable à une vibration de plus en plus intense. Je la laisse se propager dans tout mon être en restant focalisé sur mon but : récupérer de l'énergie. Une fois la mélodie en effervescence, je la libère de mes lèvres. Je me sens transporté dans un autre monde. Je me sens bien, comme si tous mes problèmes avaient disparu. Je me sens libre, puissante et inarrêtable. J'entends au loin le bruit des feuilles répondre à mon appel. Je les sens pousser en moi, comme si c'était moi-même qui grandissait. J'entends vaguement les hurlements d'Olgo mélangés à ma voix. Ses pieds foulent rapidement, et toujours au même rythme, la terre. À ce moment, je deviens réellement la nature. Puis, tout disparaît. Le rêve s'évapore, et la réalité revient me fouetter de plein fouet. Elle me paraît tellement amère et injuste. Je respire une dernière fois ce petit air de liberté, avant de me ressentir vide et emprisonnée. J'ouvre les yeux. Olgo court autour de moi en faisant des cercles, sa queue avant frôlant le sol, bien haute. Gabriel me regarde, un grand sourire éclairant son visage. Je me rapproche de lui.

-Tu avais raison, ça a marché ! Je me sens en meilleure forme, pour longtemps peut-être pas, mais maintenant on peut continuer notre chemin plus tranquille.
- Tu vois que j'ai toujours raison !
-N'abuses pas trop quand-même, tu risques de prendre la grosse tête !
- Tu pourrais me remercier, tout de même.

Je souffle et murmure à son oreil :

-Merci, mon héros.

Et dépose un baiser sur sa joue.

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⏰ Dernière mise à jour : Mar 15 ⏰

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